(Source : Le Figaro)
Le philosophe Marcel Gauchet* préside cette année une chaire de recherche sur l’éducation au Collège des Bernardins. Il s’inquiète de la crise de l’éducation au sein de la famille et de la société.
LE FIGARO. – Vous faites depuis longtemps le constat de la difficulté d’être des démocraties. Nos sociétés sont-elles condamnées au désenchantement ?
MARCEL GAUCHET. – Cette crise économique profonde fait ressortir au grand jour ce que personne n’ose trop dire : nous assistons au déclassement de l’Europe et au déclassement de la France à l’intérieur du monde occidental, lui-même en perte de vitesse ! Il y a dix ans, nous partions encore, fleur au fusil, dans le sillage américain, pour apporter la lumière, la démocratie et le développement au reste de la planète… Mais nous sommes aujourd’hui les perdants d’une politique qui a été menée de manière absurde ! D’où cette inquiétude que je ressens dans beaucoup de secteurs de la société.
Vous ne voyez pas d’issue ?
Il faudrait d’abord mener une analyse et, ensuite, poser un diagnostic. Sans cela, notre champ de vision est dominé par une bataille farouche de colleurs de rustines dont la différence tient à la pérennité de la réparation, entre une semaine ou un mois ! Le problème est que la chambre à air est irrémédiablement crevée…
Aucune perspective donc ?
Il n’y a pas que notre économie qui ne soit pas durable. C’est notre civilisation – dans ses règles de fonctionnement actuelles – qui n’est pas durable. On nous entretient dans l’idée de la toute-puissance, mais nous sommes dans une société fragile et vulnérable. Alors que tout est en question, notre système politique et médiatique donne l’impression d’empêcher l’émergence d’une discussion sur la vraie situation qui est la nôtre. D’où le sentiment de paralysie et de déprime qui en résulte. Et la tentation de se replier, chacun dans son coin, sur ses intérêts privés.
Rien ne va plus, décidément…
L’exemple qui me tient à coeur est celui de la faillite potentielle, latente, de notre système éducatif et notre incapacité à nous reproduire culturellement. On nous annonçait l’objectif sensationnel d’une société de la connaissance, or nous sommes en train de construire une société de l’ignorance. Alors que l’éducation est un problème de civilisation, on veut le « traiter » par des moyens technocratiques, une meilleure organisation, des réformes, etc. Je n’ai rien contre, mais faire des réformes sans savoir ce que l’on réforme ne mène nulle part ! On demande à l’école de régler par des moyens pédagogiques un problème de civilisation. Comment voulez-vous qu’elle y arrive ?
Que proposez-vous ?
L’école a des pouvoirs mais pas celui d’aller contre un fait majeur : la famille s’est détournée de sa mission éducative, elle est comme devenue un obstacle à l’école. Cette famille, privatisée et affective, a en effet une attente démesurée vis-à-vis de l’école. En même temps, elle nourrit une idée de l’éducation contraire à ce qui permettrait à l’école de fonctionner comme une institution efficace. Il y a là une impasse parce que devant cet immense problème, la société se décharge de cette responsabilité avec cette consigne : « Débrouillez-vous pour que cela coûte moins cher et que cela marche. »
Comment en sortir ?
Actuellement, dans les écoles, nous n’apprenons pas, ni ne transmettons ! Il me semble donc que le problème aujourd’hui est de savoir ce que signifie le mot « apprendre ». Car la « transmission » est absolument névralgique. Et c’est bien ce que nos sociétés ne veulent plus entendre. Pourquoi ? Parce que transmettre suppose toujours une action d’« imposition » de la génération adulte à celle qui va lui succéder. Or, nous voudrions que les enfants apprennent par eux-mêmes, comme des individus autonomes qui construisent leur propre savoir. On ne leur impose donc rien et l’on arrive à des pratiques pédagogiques d’absence de transmission programmée. Le problème est que ça… marche ! Qui est en cause, la société, la famille ou l’école ? Le secret de Polichinelle de notre monde s’éclaire : ce qui est déterminant aujourd’hui pour l’avenir des enfants, c’est leur famille. Et c’est une source d’inégalité démultipliée ! Et pas au sens de l’inégalité sociale, car il y a des familles très riches qui ne s’intéressent pas à leur responsabilité éducative. Tout comme il y a des familles modestes qui restent des familles transmissives, parce que c’est un enjeu qui leur paraît important. Ce qui signifie que la transmission s’est réfugiée dans les familles puisqu’on interdit pratiquement à l’école de l’exercer. Le pire est que nous nous étonnions de l’importance de ce facteur, alors que l’on a cassé le cadre à l’intérieur duquel l’école pouvait être une institution efficace. La question, à ce niveau, n’est plus de savoir s’il faut augmenter ou non les postes, elle est de réfléchir à ce qu’est vraiment l’éducation.
Est-ce dans cette perspective que vous avez accepté de présider une chaire aux Bernardins qui dépend du diocèse de Paris ?
C’est une ligne constante de ma part. Bien que non croyant et n’appartenant pas à l’Église catholique, je considère que sa présence morale, intellectuelle et spirituelle à l’intérieur de l’Europe est extrêmement importante. Je suis donc, en tant que citoyen, un ferme partisan du dialogue avec elle car elle a un rôle énorme à jouer pour être un foyer vivant de réflexion dans une société où beaucoup de forces poussent à se détourner d’une vraie réflexion publique. Cela correspond à l’idéal que je me fais d’une Église vivante qui dialogue dans l’idée d’un bien commun, avec des gens différents.
Les approches catholiques et laïques de l’éducation sont pourtant très différentes ?
Le point important est l’esprit dans lequel cette recherche est menée. Il faut ouvrir la réflexion et tenter d’aller vers des diagnostics de fond. D’où l’importance que des institutions comme le Collège des Bernardins puissent se faire l’écho de ce genre de réflexion. En dehors, justement, de toute polémique, politique. Et pour vraiment comprendre la situation qui est la nôtre.
Beaucoup de « laïques » seront en désaccord total avec vous ?
Nous ne sommes plus dans une laïcité de combat. Pour une excellente raison qui est que la laïcité a gagné, y compris dans les consciences religieuses ! L’Église catholique, elle-même, ne revendique plus un rôle de direction spirituelle dans le cadre de la démocratie, ce qui était le cas, au moment de la séparation, il y a un siècle ! À partir de là, cette laïcité de refoulement n’a donc plus de sens. La laïcité a gagné, les laïcs ont perdu ! Le discours combatif contre cette force obscurantiste est devenu ridicule… L’effet de l’entrée de la laïcité dans les moeurs a aussi été de faire reconnaître la dignité de la chose religieuse à des gens qui ne partagent pas la foi. Ce déplacement profond de l’opinion qui fait que les gens ne s’indignent absolument pas d’une parole publique de l’Église, au contraire, ils l’attendent plutôt.
L’impact tout récent du livre de Benoît XVI l’indiquerait ?
L’Église a vocation à « être » sur un plan qui n’est pas celui de la politique. Elle doit être une force de proposition et de réflexion sur la cité et sur les conditions dans lesquelles elle peut fonctionner au mieux. Mais tout dépend – et c’est là que le lieu n’est pas trouvé – de la place où elle se situe pour cela. Ce ne peut pas être la place magistériale, d’autorité. Dans un espace pluraliste, cette position de surplomb ne peut plus être occupée. Personne ne peut occuper cette place-là. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas l’attente d’une contribution. Elle n’est alors pas une contrainte, et ne revendique aucun privilège. Mais elle a un message à délivrer et il est normal qu’il se fasse entendre dans l’espace public. Toute la question est de trouver le juste équilibre.
* Vient de publier : « L’Avènement de la démocratie : Tome III. À l’épreuve des totalitarismes 1914-1974 ». Éditions Gallimard
Propos recueillis par Jean-Marie Guénois