Tribune de Régis Debray publiée dans Le Monde du 31 août 2014
L’appel à boycotter les prochains Rendez-vous de l’histoire consacrés aux » rebelles « , signé par une pléiade de vrais dressés contre un présumé faux, Marcel Gauchet, nous fait mesurer le passage des saisons. Qui ne se disait pas révolutionnaire en 1960 ne pouvait être premier de la classe ; le contestataire, moins compromettant, grimpa ensuite sur le podium ; le dissident suivit, le goulag aidant.
Et voilà de retour le rebelle, la marque en dispute, la cocarde en haut du mât. Le sens des mots-clés change plus vite hélas que le cœur d’un mortel. Il faut pister le rebelle dans les coins, soit. Mais comment séparer l’original de la copie ?
Les signataires auraient hier refusé de s’asseoir à côté du Che, qui envoyait les homos en camp de travail et ne s’indignait pas trop du non-partage des tâches ménagères. Ils auraient mis au piquet André Breton, qui excommuniait pour » ignominie morale » le peintre Roberto Matta pour avoir couché avec l’épouse d’un affilié. Ils auraient claqué la porte à Lénine et Trotski, ces petits cousins, dans le privé, de la reine Victoria. Le chassé-croisé des avant-gardes est un lieu commun.
Les esprits avancés qui ont lutté contre l’exploitation des prolétaires et le joug colonial étaient le plus souvent retardataires, voire franchement réacs, en matière de culture et de mœurs. Et l’extorsion de la plus-value, travail des enfants et semaine de cinquante heures ne troublaient pas trop les mutins de l’ordre patriarcal et pudibond. Je ne me souviens pas avoir vu hier au premier rang de la lutte pour la légalisation de l’avortement les ouvriers cégétistes. C’était des militants communistes, pas encore des rebelles. Un train de retard. Tempus fugit.
La rébellion, ce vieux service public, s’est privatisée avec le temps, tout comme le Crédit lyonnais, et demain les hôpitaux. La pointe avancée a quitté la sphère du travail pour celle des loisirs, Billancourt pour le Marais, la chaîne pour le lit. Extension du domaine de la lutte, diraient les nouveaux entrants, qui placent la » dé-ghettoïsation des questions sexuelles » au premier plan des luttes contre » les mécanismes cachés de domination « . Extension de l’embourgeoisement des lignes de fuite, répondra le sortant, qui peinera à voir dans les prostitués, les femmes battues, les transgenres et les intraitables de la plume les bataillons de fer du combat anticapitaliste. Si l’on ose suggérer une suspension du feu entre les enfants de Marx-Engels et ceux de Bourdieu-Foucault, c’est pour une raison factuelle, et assez triste. Le » total rebelle « , l’insurgé intégral, le révolté tous azimuts, je ne l’ai jamais rencontré.
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