Chat publié sur le Monde.fr le 6 octobre 2014.
Propos recueillis par Gaïdz Minassian.
Visiteur : Vous êtes restés silencieux depuis le début de la polémique. Aujourd’hui, vous vous exprimez. Que répondez-vous à vos détracteurs ?
Marcel Gauchet : Je réponds en expliquant les raisons pour lesquelles je n’ai pas répondu. Toutes les choses qui m’étaient reprochées étaient sans aucun fondement. Je cherche en vain les preuves, les textes, les sources étayant les informations de mes détracteurs. Que voulez-vous répondre dans ces conditions ? La seule attitude, c’est le silence, le mépris par rapport à une agression sans motif plausible, et c’est le refus d’alimenter une polémique sans objet. Je m’expliquerai d’ailleurs de façon plus complète dans les pages débats du « Monde ».
Staline : Etes-vous un rebelle de droite ? Est-ce compatible ?
Marcel Gauchet : Mais depuis le XIXe siècle, l’essentiel des rebelles dans les sociétés occidentales, les rebellesl au sens rigoureux du mot, ont été de droite. Parce que la tendance dominante de nos sociétés était l’avènement du monde démocratique. Les gens de gauche, eux, ne se disaient pas rebelles, mais révolutionnaires. Et ce sont des termes qui n’ont rien à voir. Donc je ne suis pas un rebelle de droite, parce que je ne suis pas de droite, et en plus, je déteste la posture du rebelle. J’expliquerai pourquoi. En un mot, le rebelle, c’est le stade infantile du changement social. Je continue d’être de ceux qui cherchent un projet d’une société meilleure que celle qui existe.
Visigoths : Une pétition circule sur les réseaux sociaux. Elle appelle au boycott des Rendez-vous de l’Histoire de Blois et dénonce votre homophobie. L’êtes-vous ?
Marcel Gauchet : Comment des historiens dont le métier est de donner des preuves des affirmations qu’ils avancent peuvent-ils procéder à une telle imputation, que je tiens pour infâmante, sans le moindre début de commencement d’un dit ou d’un écrit pour l’affirmer. Non seulement je ne suis pas homophobe, mais voilà des années, beaucoup d’années, que j’explique, par écrit, dans mes cours, dans mes interventions, que l’opposition à ce mouvement d’émancipation des sexualités est vaine et absurde, parce que cette émancipation est dans la logique de l’égalité démocratique.Que puis-je dire de plus ?
Fred : Ne sommes-nous pas dans une révolte de façade, ayant trop peu de perdre ce que l’on a ? La révolte ou bien encore la révolution est-elle vraiment faite pour les pays développés ?
Marcel Gauchet : Beaucoup de questions en une seule. C’est le coeur de notre sujet. La révolte, ou la pseudo-révolte, car chacun voit bien qu’il y a de vraies rébellions et des fausses, nous ramène en arrière. Quant à la perspective de la révolution, il est vrai que dans les pays démocratiques occidentaux, elle a disparu de l’horizon collectif. On peut vouloir la ressusciter. A mon sens, c’est en vain. Je crois que l’urgence est plutôt de s’interroger sur les raisons de cette disparition.
Juliette MDC : Se rebeller n’est pas le principe même de la démocratie (par la liberté d’expression, de manifestation, de grève, qui sont tout autant des droits constitutionnels) ?
Marcel Gauchet : C’est un des aspects de la démocratie. Mais seulement un de ses aspects, et pas le plus important. Il est en effet indispensable de laisser s’exprimer toutes les oppositions et toutes les contestations, y compris celles qui ne nous plaisent pas. Mais le travail de la démocratie, pour le principal, c’est à mon sens dans l’invention des réponses à ces protestations qu’il consiste.
Et c’est cette imagination-là qui est cruellement en panne dans la démocratie d’aujourd’hui. Nous avons la protestation, mais nous n’avons plus aucun projet. C’est cela qu’il s’agit de remettre au premier plan.
Visiteur : Qui a intérêt à vous déstabiliser ? Que dit finalement cette polémique sur la période que vous vivons ?
Marcel Gauchet : Deux questions très différentes. A la première, je ne peux pas vraiment répondre, je ne le sais pas. Ne sachant pas ce que je représente de si important qu’il faudrait le déstabiliser. Je ne m’en étais pas aperçu. Ce que je perçois en tout cas de cette polémique, c’est que l’ambiance dans la démocratie d’aujourd’hui est détestable. Tout mon effort depuis des décennies, c’est d’essayer d’installer un climat de discussion publique, qui peut être vif, mais qui est respectueux des interlocuteurs. Et je constate que le coup bas, la rumeur, l’injure tiennent lieu en fait le plus souvent de réflexion.
Delatorre : Que-ce qu’être un rebelle alors ?
Marcel Gauchet : Rendons-nous compte d’une chose : rebelles, aujourd’hui, nous le sommes tous. Tous, en ceci que la phobie constitutive de l’individu contemporain, c’est le conformisme. Même les patrons se prétendent insoumis. Et j’imagine qu’il n’est pas un trader de la City qui ne se voie comme un profond rebelle. Quel est le contraire du rebelle ? Soumis, obéissant, zélé, conformiste, mais c’est tout ce que n’importe lequel d’entre nous déteste à tout moment. Mais en même temps, cette identité rebelle que nous nous attribuons généreusement ne nous emmène nulle part.
Ibn Marianne : Est-il possible de rapprocher ce qui est actuellement derrière le terme de rebelles de l’irrespect, ce à quoi Sartre incitait à un certain moment ?
Marcel Gauchet : Question annexe de la question précédente. L’irrespect a ses lettres de noblesse dans des situations bien définies où des autorités qui ne le méritent pas exigent le respect. Mais quand le respect devient le mot d’ordre du voyou de base, on voit que l’irrespect a de nouveaux terrains d’application. Et il y a des choses qu’il importe essentiellement de respect, ce qui est une affaire de discernement. Il faut respecter la dignité des autres, par exemple, nous essayons de l’apprendre aux enfants, en leur apprenant en même temps qu’il y a un irrespect légitime. C’est une affaire de mesure.
Juliette MDC : On dit souvent de l’individu postmoderniste qu’il est conformiste, sans originalité, qu’il n’est qu’un mouton dans un monde globalisé, n’est-ce pas le contraire de la rébellion ?
Marcel Gauchet : De l’extérieur, la description n’est pas fausse, mais il faut comprendre le piège. De l’intérieur, chacun de ces individus moutonniers est convainci de son profond non-conformisme. Quand tout le monde est non-conformiste, le non-conformisme est le conformisme. D’où toutes les discussions d’aujourd’hui sur les vrais, les faux rebelles, les vrais, les faux non-conformistes, chacun se renvoyant l’accusation en vain. Il faut sortir de ces disputes stériles en comprenant ce qui est en jeu.
Ce qui est en jeu, en fait, c’est notre capacité non seulement de nous dissocier de la société et de nos pareils pour faire valoir notre point de vue singulier, mais de faire société avec d’autres pour peser sur le cours des choses. Car dans ce monde de rébellions individuelles, même justifiées, plus aucune action collective n’est possible. Chacun estimant que son point de vue représente un absolu qui ne se négocie pas. En tant que rebelle, c’est normal. Mais il faut mesurer les conséquences. Nous avons perdu toute possibilité d’une pesée collective sur l’ordre de nos sociétés.
Fabrine : Est-ce la perte d’influence des syndicats qui expliquerait un climat de rebellion ?
Marcel Gauchet : C’est une question qui en effet s’inscrit dans le droit fil de la précédente. Il faut dire aussi, à l’opposé, que si les syndicats ont perdu beaucoup de leur influence, c’est à cause précisément de leur caractère collectif, d’organisation centralisée, refusée par une certaine conscience rebelle et spontanéiste d’aujourd’hui. On préfère des coordinations éphémères à une grande organisation qui essaie de fédérer tous les mouvements sociaux. Mais une fois que cet affaiblissement est consommé, il ne reste en effet plus que la rébellion individuelle ou en petits groupes, à petite échelle. Les deux phénomènes s’alimentent dans une spirale de la décomposition du pouvoir d’action collectif. C’est la situation que nous vivons.
Machiavel : Quand il y a une majorité de rebelles et d’anticonformistes, ne devrait-on pas abandonner volontairement certains mots. Plus personne n’utilise le mot héros alors le mot rebelle…
Marcel Gauchet : Je crois que la fortune du mot promet en effet sa dévalorisation prochaine. D’ailleurs, dans un excellent texte que Le Monde a publié il y a peu à propos de notre affaire, le texte de Régis Debray, celui-ci faisait observer l’obsolescence rapide de mots qui ont précédé celui de rebelle dans le même emploi. Le contestataire d’après mai-68, le dissident de la grande époque antitotalitaire, le résistant des premières années de la mondialisation, le rebelle n’est qu’un avatar de cette quête sans espoir, parce que la voie n’est pas la bonne. Et il sera rapidement démodé à son tour.
Axurit : Est-ce qu’être « rebelle » aujourd’hui, ce n’est pas davantage se réclamer des valeurs de droiture, d’ordre et d’autorité plutôt que des valeurs libertaires de 1968 ?
Marcel Gauchet : Je crois l’avoir suggéré tout à l’heure. Le rebelle, dans un monde dont la pente fondamentale est la poussée des valeurs démocratiques, de liberté individuelle et d’égalité, est celui qui s’oppose à ce mouvement. Donc depuis le XIXe siècle, une grande partie de la rébellion dans notre société est de droite, et cela reste vrai aujourd’hui. Si on prend comme définition élémentaire du rebelle celui qui est rupture avec l’opinion majoritaire, il est clair qu’il se situera plutôt à la droite de la droite que partout ailleurs. Rappelons qu’un des grands mouvements d’idée politique des années 1930, pas spécialement de gauche, s’intitulait « Les non-conformistes ». Et c’était vrai. Mais il ne suffit pas d’être non-conformiste pour être dans le vrai.
Bellini : Dans un monde où il n’y a plus de Loi, mais seulement des droits de plus en plus en illimités, la seule rébellion ne risque -t-elle pas d’être dirigé contre les droits en recherchant la Loi la plus impitoyable possible ? Le salafisme par exemple.
Marcel Gauchet : C’est une des craintes légitimes que l’on peut avoir vis-à-vis de l’évolution de nos sociétés. Je n’en vois pas vraiment de signes précurseurs jusqu’à présent, mais l’hypothèse d’un retour de bâton violent, dictatorial, autoritaire ne me paraît pas totalement à exclure. C’est une des choses que nous devons avoir à l’esprit.
Visiteur : Quelles peuvent-être les perspectives d’avenir de cette montée en puissance de ce monde de rebelles ?
Marcel Gauchet : La principale hypothèse me paraît résider dans la prise de conscience collective, diffuse, plus ou moins rapide, de l’impasse où nous conduit cette attitude généralisée qui nous donne bonne conscience à chacun tout en diminuant notre capacité d’action globale et collective. Je crois profondément au retour dans un cycle politique assez classique finalement du besoin d’action collective. Elle ne revêtira évidemment pas les formes du passé. Ces formes nouvelles sont à inventer. On ne refera pas le Parti léniniste ou le syndicat de masse, mais il ne faut surtout pas croire dans la linéarité des évolutions qui sont devant nous. L’avenir, c’est à peu près tout ce que nous pouvons en dire, ne sera pas le prolongement du présent. Et je crois qu’on en discerne déjà l’amorce.
Je suis frappé par le désir de collectif que l’on observe à tous les niveaux, et qui est un vrai défi aujourd’hui, parce qu’il suppose une espèce de révolution intérieure de tous les individus que nous sommes, peu habitués à transiger sur leurs points de vue. Nous sommes dans un monde extraordinaire où chacun peut aller absolument au bout de sa logique strictement personnelle. Mais ce que nous découvrons au bout de cette expérience, c’est que nous avons aussi besoin d’autre chose. Nous avons besoin de pouvoir exercer en commun, et c’est ce qui se cherche dans toutes ces réflexions et ces pratiques autour de la décision démocratique. Elles sont foisonnantes. Et j’y vois un signe de grande portée.
Olé : La rébellion viendra-t-elle d’Internet et des réseaux sociaux mieux organisés encore qu’aujourd’hui ?
Marcel Gauchet :: Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que les réseaux sociaux sont d’une ambivalence totale dans leur état actuel. A la fois un instrument prodigieux de fédération des esprits, de communication sans entrave, et puis, de l’autre côté, des véhicules de ce qu’il peut y avoir de pire dans la coexistence des esprits. L’injure permanente, la haine ouverte, et la bêtise satisfaite d’elle-même. La question est de savoir si un instrument de ce genre est capable de dépasser cette ambivalence, ce qui ne peut passer que par une pression de la collectivité virturelle sur les comportements de chaque internaute pour aboutir à une sorte de code de bonne conduite dans la discussion numérique. Dans le principe, je ne vois là rien d’impossible. Mais il faut bien constater que nous en sommes très loin.
Toto : C’est quand même l’individualité poussée, revendiquée et anoblie qui détruit aujourd’hui la nation française basée sur un certains sens de la solidarité et du bien commun, non ?
Marcel Gauchet : Si ce n’était que la nation française, ce serait encore un moindre mal ! Les dégâts me paraissent nettement plus larges à l’heure de la mondialisation. Mais il ne faut pas s’enfermer dans la déploration de cet état de fait. Après tout, nous voulons l’individualité, ses droits et ses libertés. Nous n’avons pas d’autre horizon. La question, c’est de trouver laforme collective adéquate à cette liberté individuelle qui ferait en même temps une vraie collectivité solidaire. Puisque la France est visiblement en panne d’imagination politique, c’est une tâche qui pourrait utilement être proposée par nos responsables politiques. C’est la bonne façon de redonner du sens à l’existence du pays. Il pourrait avoir une mission.
Visiteur : S’engager sur le chemin de la rébellion n’est-ce pas s’engager dans une « illusion de contrôle » des événements ?
Marcel Gauchet : Il faut bien s’entendre sur la définition de la rébellion. L’observation me paraît s’appliquer plutôt à la figure classique du révolutionnaire, qui voulait maîtriser l’Histoire. Le rebelle, avant tout, réagit. C’est en même temps sa limite, mais je ne crois pas que généralement il s’efforce vraiment au contrôle des événements.
FDP : Le rebelle est-il dans une des formes du déni, lui permettant ainsi d’agir à la différence du révolté ?
Marcel Gauchet : Il y a en effet toute une gradation de nuances entre ces termes qui sont très intéressantes. La rébellion, la révolte et la révolution, pour ne prendre que les principaux mots qui interviennent dans le domaine. La rébellion est avant tout affaire d’attitude et de réaction. La révolte implique effectivement, en général, un sentiment beaucoup plus réfléchi de ce contre quoi on se soulève. Et le révolutionnaire prétend aller plus loin encore avec un projet de société alternatif, là où le révolté peut se contenterdu refus de l’ordre existant.
Ibn Marianne : Quand Sartre parlait de réapprendre l’irrespect peut-être voulait-il inciter à plus de liberté, moins de conformisme. L’irrespect ne portait pas seulement sur les personnes de pouvoir (politique ou autre) mais aussi sur les normes, les valeurs, l’esthétique, les vérités admises, les modes…
Marcel Gauchet : Ce n’est pas faux. Mais il faut replacer le propos dans son contexte. Sartre s’exprimait dans une société « bourgeoise », comme on disait à l’époque, où le conformisme était effectivement là. Il y avait les gens comme il faut et les autres. Il y avait le code des bonnes manières. Il y avait les usages à respecter.
Mais ce contexte a été pulvérisé par l’évolution de nos sociétés depuis une quarantaine d’années. Il n’en reste pratiquement rien. Dans ce nouveau contexte, l’irrespect sartrien prend par conséquent un tout autre sens. Il est très intéressant de mesurer cette évolution pour comprendre nos perplexités actuelles. C’est là où le travail des historiens, qui permet de comprendre ces évolutions, est indispensable.
Julien : En attendant une « nouvelle obéissance », il me semble juste de m’émouvoir et d’admirer la « forme de l’obéissance.” Que penser de cette phrase de Pasolini ?
Marcel Gauchet : Pasolini est un auteur qui a eu une préscience admirable de ce qui nous arrive aujourd’hui. Je ne saurais trop recommander la lecture de ses « Ecrits corsaires ». C’est le titre de son dernier livre, il est mort juste au moment de sa parution. Ce livre est prémonitoire par rapport à toutes les discussions que nous avons. Pasolini était un militant communiste déchiré entre un anticonformisme radical qu’il avait en tant qu’artiste et en tant qu’homosexuel, et, d’autre part, un désir de société, un désir de collectif qui le rendait désespéré par rapport à un libertarisme qui était en train de s’installer et qui lui paraissait signifier la fin de tout ce en quoi il avait cru.
Il était un désobéissant qui rêvait d’une nouvelle obéissance, pas celle du passé, mais celle qui permet de se retrouver avec ses pareils pour une entreprise destinée à construire un monde commun. Son exemple est à méditer.
Propos recueillis par Gaïdz Minassian.