Les Cahiers de la librairie, n°7, janvier 2009
J’adopterai un angle de vue inhabituel pour parler des problèmes auxquels les métiers du livre sont confrontés : je les replacerai dans un éclairage général. Chaque corporation a coutume de plaider la spécificité de sa cause, le caractère original de ses difficultés. J’adopterai la démarche inverse. En la circonstance, il me semble que départiculariser le sujet le rend mieux intelligible. À côté des questions propres qui se posent à la chaîne du livre, et que je ne songe pas à méconnaître, quelques-unes des questions les plus pressantes qui la travaillent sont en fait des questions communes. Elles sont à l’œuvre dans tous les domaines de la vie sociale, sous des formes chaque fois singulières, sans doute, mais dont la diversité ne doit pas empêcher de reconnaître l’unité de source. Elles se ramènent à une même crise des médiations. Crise générale, qui concerne I’ensemble des structures, des institutions, des organisations qui remplissent une fonction d’intermédiaire entre la demande individuelle et I’offre collective au sein de I’espace public.
Politique, journalisme, enseignement
L’exemple du champ politique est particulièrement illustratif. Il n’est pas utile de s’étendre longuement aujourd’hui sur la désaffection qui frappe les partis et les syndicats, désaffection dont on sait qu’elle est plus prononcée en France que partout ailleurs en Europe. Mais c’est loin de n’être qu’un problème de nombre d’adhérents. C’est beaucoup plus profondément un problème de confiance dans la capacité de ces organisations à représenter les intérêts et les convictions des citoyens, à mettre en forme les composantes de la collectivité pour rendre plus efficace la négociation sociale ou pour rendre plus lisibles les choix politiques.
Il faut dire un mot à ce propos de la fortune des associations, souvent présentées comme une alternative ou un remède aux difficultés des organisations trop grandes, trop générales, trop éloignées de leurs adhérents. Cette floraison de groupements volontaires plus circonscrits et supposément plus conviviaux est en fait le symptôme même de cette crise de la représentation et de la médiation. À chaque cause, à chaque problème son association spécifique. Soit. Mais comment met-on ensemble toutes ces causes ? Comment hiérarchise-t-on ces problèmes ? C’est justement cette fonction-là, fonction que remplissaient tant bien que mal les syndicats et les partis, qui est en crise. Elle est récusée, chaque particularité se voulant irréductible et innégociable au regard des priorités collectives. Le ferment de I’association, c’est le refus de la médiation. Poussée jusqu’au bout, la logique du mouvement donne pour maxime : à chaque individu son association, laquelle cesse de ce fait même d’en être une.
Mais, en relation avec la politique, il est tout aussi patent que la crise de confiance concerne les médias d’information. Là encore, il n’est pas nécessaire de s’étendre sur cette crise de crédibilité qui touche la fonction de journaliste. Elle est bien connue. Elle affecte principalement la presse écrite, dans une moindre mesure la radio ou la télévision. Le point est digne de remarque : c’est le plus contrôlable, de par la nature du support, qui suscite le plus la défiance. J’ajoute également, parce que cela regarde directement notre sujet, que cette crise est en train de trouver un débouché opératoire grâce à I’Internet avec la multiplication des blogs et la substitution virtuelle des citoyens aux journalistes. La maxime ici est : tous journalistes. Aux témoins directs de livrer leurs informations exclusives et à chacun d’exposer son analyse ou ses commentaires.
Dans un autre domaine où le diagnostic est beaucoup moins évident, c’est également, en fait, comme une crise de la médiation qu’il faut analyser pour une grande part l’ébranlement de nos systèmes d’éducation. Ce qui est mis en question en profondeur; c’est la légitimité des institutions d’enseignement à définir ce qui doit être appris par les élèves. Ce que résume I’objection quotidiennement entendue par les enseignants: « À quoi ça sert ? » Nos institutions éducatives sont en butte à un doute permanent sur l’utilité des savoirs proposés dont le sous-entendu est qu’elles en sont très mauvais juges. Ce scepticisme vise, aussi bien, leur capacité à proposer des méthodes et des parcours valables pour tous, par rapport à la spécificité irréductible des intérêts et des cheminements individuels. Seuls ces derniers, ne cesse-t-on de nous expliquer, peuvent fonder une démarche de « construction des savoirs » véritablement efficace, parce que personnelle. Pareil processus peut tout au plus être aidé; il ne saurait être conçu et dirigé par un tiers.
Pourquoi des médiateurs ?
J’en arrive à notre domaine du livre. À première vue, on pourrait le croire largement épargné par le phénomène. Éditeurs, libraires, critiques, bibliothécaires ne paraissent pas aussi directement contestés dans leur rôle ou dans leur fonction. La seule exception est constituée peut-être par la critique, mais cela parce qu’elle est prise dans la malédiction générale qui pèse sur les médias. Pour le reste, éditeurs, libraires ou bibliothécaires ne se présentent pas spontanément comme des intermédiaires obligatoires, tant le domaine de la lecture est celui de la liberté de choix au milieu d’une offre surabondante. Rien ne les désigne comme des cibles de première ligne. Et pourtant, de manière sourde, de manière insensible, les professions de la chaîne du livre sont peut-être les plus profondément concernées par cette crise de la médiation. Parce que la technique met à I’ordre du jour I’horizon utopique de leur disparition. Grâce à l’Internet, il n’est virtuellement plus besoin d’éditeurs, de critiques, de libraires, de bibliothécaires. La contestation, ici, ne procède pas de I’idéologie; elle résulte de I’offre technologique et c’est tout juste si elle a besoin d’un discours d’accompagnement. Elle s’impose avec la simplicité d’un univers inédit de pratiques.
Dans ce nouvel espace public, tout livre (ou texte) écrit a vocation à être rendu accessible à tous sans intermédiaire, et cela, gratuitement, hors de tout échange marchand et de toute structure commerciale. Ses lecteurs, il les trouvera grâce aux relais construits par I’intelligence collective des critiques naturels que sont les innombrables usagers de la toile, chacun faisant bénéficier les autres de son expertise. Toutes les compétences ne sont-elles pas réunies sur le réseau, de telle sorte que le vieux rêve du « collège invisible » des bons esprits paraît enfin sur le point de se réaliser ? Sans doute subsiste-t-il quelques problèmes de conservation et de patrimoine. Mais il n’y a guère plus à demander aux bibliothécaires que de faire bénéficier la mémorisation du capital textuel accumulé par les siècles d’une maintenance impeccable. Ils auront la noble tâche d’être les gardiens des palais informatiques de la mémoire et les vigiles de leur accessibilité, sans plus avoir à se mêler de la relation du lecteur au livre.
Utopie, disais-je. Et je souligne le mot. Mais utopie dont on voit bien la pression qu’elle exerce d’ores et déjà à tous les échelons de la chaîne du livre. En regard du modèle concurrent proposé par la technique, le vieux modèle accuse son âge et le caractère discutable de ses présupposés. Qui t’a fait éditeur ? Qui te met en position de choisir ce qui dans la production te paraît digne d’être porté à la connaissance du public et valorisé ? Qui t’a fait critique ? Qui t’autorise, toi, plutôt qu’un autre, à formuler un avis qui pèsera dans la carrière d’un livre ? Au nom de quoi es-tu justifié à vendre ceci plutôt que cela, à mettre en avant tels ouvrages et pas tels autres ? Il faut bien se rendre compte que toute librairie apparaît à la fois comme insuffisante dans son offre et trop peu neutre dans ses choix, au regard de la librairie universelle que chaque client a dans I’esprit, de par la technique, quand il franchit aujourd’hui les portes de n’importe quelle boutique du livre. Il en va de même des bibliothèques, qui font inévitablement figure partielle et partiale par rapport à I’accessibilité directe et sans limites devenue l’horizon familier de l’internaute. Si question il y a, la réponse est forcément sur la toile, et les moteurs de recherche seront plus efficaces que n’importe quel pauvre spécialiste en « ressources documentaires », pour parler le regrettable charabia de la profession.
Le cas du livre est doublement intéressant. D’abord parce qu’il met en lumière plus nettement que tout autre ce qui est au principe de la crise générale des médiations; ensuite, parce qu’il fait apparaître non moins fortement les limites de cette crise et l’irréductible nécessité des médiations.
Ce qui est au principe de cette crise, fondamentalement, c’est le processus d’individualisation qui travaille nos sociétés et qui dans l’extension inédite qu’il a prise depuis trois décennies remet aujourd’hui en question l’ensemble des rapports sociaux et des structures collectives. Immense sujet que je ne peux faire plus ici que signaler. Il est suffisamment repéré, désormais, pour que chacun ait au moins la mesure des dimensions du phénomène. Son impact peut se résumer familièrement dans une question dont chaque jour qui passe nous montre l’actualité: et moi dans tout ça ? C’est ce ressort omniprésent qui est à l’œuvre aux différents niveaux que j’ai évoqués. Si la chaîne du livre est dans le principe plus concernée que tout autre secteur, c’est parce que le principe d’individualisation a trouvé dans ce domaine, grâce à la technique, une concrétisation particulièrement puissante, sous les traits de l’internaute. Celui-ci constitue ni plus ni moins la figure la plus avancée de l’individu pur dans notre monde, de l’individu sans appartenance et hors médiation, doté d’un accès universel à toutes les sources d’information et de la capacité opératoire de toucher le monde entier par ses productions intellectuelles, sans intermédiaire.
Internet, en ce sens, c’est le média absolu, la médiation qui abolit toutes les autres médiations, ou plus exactement qui les rend inutiles. En même temps, d’autre part, l’illimitation même des possibilités qui s’ouvrent de la sorte à l’agent cognitif, mis en prise directe sur l’ensemble des productions du passé et la totalité des producteurs vivants, fait apparaître ce qu’il y a d’intenable dans cette disparition des médiations. Le même individu, auquel tout est rendu possible en matière de commerce de l’écriture et de la pensée, est aussitôt débordé par cette offre qui l’écrase et dans le dédale de laquelle il est perdu. Que lire ? Mais aussi : comment se faire lire ? Par où commencer ? Où chercher ? Comment s’y retrouver ? La dissolution virtuelle de toutes les médiations en fait ressurgir I’impérieuse nécessité.
C’est pourquoi, si dans le principe, la chaîne du livre est la plus radicalement secouée, dans les faits, elle est plutôt moins contestée que les autres. Parce qu’elle est le domaine où le besoin de la médiation se fait sentir avec le plus d’évidence. On est bien content de pouvoir compter sur des éditeurs pour vous épargner d’avoir à faire le tri au milieu de tout ce qui s’écrit, dont on oublie trop souvent que c’est leur tâche ingrate, et cela même si on les soupçonne de ne pas toujours faire preuve d’un flair infaillible. On est bien content de recourir à des critiques, même si c’est en pestant contre leur arbitraire, lorsqu’il s’agit de se dépêtrer au milieu d’une offre surabondante. Et on est bien content de pouvoir trouver des libraires et des bibliothécaires pour vous aider à vous orienter face à une multiplication immaîtrisable des propositions et des sources. Plus il y a de choses disponibles, nous allons de moins en moins pouvoir I’ignorer, plus leur usage est difficile. Au-delà de notre modeste domaine, du reste, c’est tout le problème d’avenir de nos systèmes de formation.
La chaîne du livre, dans ce contexte en plein bouleversement, a deux atouts pour elle : la force intrinsèque de l’objet livre dont on ne dira jamais assez la merveille qu’il représente en tant qu’outil cognitif, et la clarté de sa fonction médiatrice à tous les niveaux. À ses acteurs de repenser celle-ci pour la réaffirmer sur la base d’une conscience plus claire des enjeux de leur rôle.