Entretien de Gérard Leclerc avec Marcel Gauchet, publié dans le n° 3259 daté du 13 mai 2011.
Gérard Leclerc : En abordant votre étude sur le totalitarisme (le tome 3 de l’Avènement de la démocratie), quelles étaient vos intentions ?
Marcel Gauchet : Deux remarques préliminaires sur la démarche. D’abord, il m’a paru nécessaire de procéder à un retour radical aux faits. De quoi parle-t-on véritablement quand on parle de totalitarisme ? La littérature sur le sujet garde une certaine distance aux données factuelles – ce qui fait sa fragilité.
Les grands livres sur le totalitarisme tendent à privilégier d’une manière plus ou moins unilatérale telle ou telle expérience totalitaire pour en tirer des conclusions générales. C’est là une première défaillance. Quand Hannah Arendt parle du totalitarisme, elle a en tête le nazisme et tout ce qu’elle dit sur le stalinisme est une dérivée – qui ne tient plus la route. Pour Claude Lefort au contraire, le totalitarisme c’est le communisme et il ne parle du nazisme que par incidentes. Il m’a paru essentiel de remettre au centre les données concernant les trois grandes expériences totalitaires, sans laisser de côté le fascisme sous prétexte qu’il manquerait une victime. Le fascisme n’a pas procédé à des tueries massives, mais justement ce qui fait tout l’intérêt du fascisme, c’est sa relative modération par rapport aux autres totalitarismes.
Les interprétations du totalitarisme sont défaillantes d’une autre manière : à juste titre, on veut aboutir à la typification d’un régime inédit dans l’histoire ; mais en procédant de la sorte, on crée des typologies statiques qui saisissent des traits réels sans que la dynamique de ces régimes soit mise en évidence. Or la trajectoire des totalitarismes est la composante décisive qui permet d’accéder à leur essence. C’est donc la nature de cette dynamique qu’il s’agit d’identifier.
Vous examinez très attentivement les questions idéologiques…
Marcel Gauchet : Telle est ma deuxième remarque préliminaire : je me suis efforcé de prendre l’idéologie au sérieux. Les phénomènes totalitaires sont en effet des phénomènes de croyance. Il s’agit donc d’identifier en eux ce qui est mobilisateur et susceptible d’entraîner l’adhésion. Pourquoi des millions de gens ont-ils cru à des choses qui nous paraissent aberrantes ? Ce point est important car, aujourd’hui, les régimes totalitaires sont regardés sous le seul angle de la répression et de la terreur. Or cela ne permet pas de comprendre ces régimes, car pour eux la violence n’était pas une fin en soi.
Je me suis donc efforcé de bien identifier ce qui est significatif dans le léninisme par rapport au marxisme ; j’ai tenté de comprendre ce que signifiait le nationalisme aux alentours de 1900 et, bien sûr, j’ai cherché à identifier la spécificité du racialisme nazi, phénomène aberrant qui a répondu à un certain moment aux attentes de la population allemande. Si on ne voit dans le totalitarisme que la répression et la domination, on est porté à le concevoir comme un phénomène exogène alors qu’il est au contraire endogène : les régimes totalitaires sont très largement soutenus par les masses.