« Il faut un Vatican III ! »

Entretien avec Marcel Gauchet publié le 25 septembre 2012 dans La Vie. Propos recueillis par Marie-Lucile Kubacki.

Intellectuel français, auteur du Désenchantement du monde (Gallimard, 1985), Marcel Gauchet dresse un bilan incisif de la situation de l’Eglise catholique. Le philosophe, élevé dans la religion catholique mais qui se dit aujourd’hui agnostique, ouvre des pistes de réflexions pour l’avenir.

Cinquante ans après Vatican II, quel bilan faites-vous de l’après-Concile, alors que le christianisme n’est plus majoritaire en Europe. Le Concile est il encore pertinent dans le monde actuel ?

Il est dépassé ! Le Concile a été une entreprise de rattrapage tardive par rapport à une énorme évolution qui s’était jouée sur plus d’un siècle et au terme de laquelle l’Eglise se retrouvait en position délicate par rapport au monde moderne, soit après 1945 et la conversion globale des mentalités croyantes, chrétiennes, à l’univers démocratique. L’épreuve des totalitarismes était passée par là et ce n’était plus tenable. Mais le monde a continué de bouger et tout ce qui s’est passé depuis lors a mis le Concile en porte-à-faux. Je pense que ce n’est plus du tout une référence. Vatican II avait défait Vatican I. Il faut un Vatican III qui refasse un aggiornamento de même ampleur….

En quoi Vatican II vous semble-t-il dépassé ?

Sur tout ce qui touche aux statuts de la liberté des personnes. A l’époque de Vatican II, il y avait deux problèmes : la liberté religieuse, qui était le point clé, évidemment, et d’autre part la liberté politique. Là c’est réglé et on n’en parle plus. Il reste maintenant la question du statut de la liberté des personnes qui est bien plus profonde car ce sont les assises morales des individus qui sont en jeu ! Qu’est ce que la liberté personnelle? Quel est le sens de cet énorme problème qui recouvre sexualité, reproduction, famille et intimité fondamentale des personnes? Ce n’est pas simplement un problème d’institution, c’est un problème doctrinal qui nécessiterait une révision très profonde car le décalage avec la société est complet.

Quelle peut donc être la place de l’Eglise catholique dans cette société en pleine mutation ?

C’est à elle de le dire ! Mais d’une certaine manière il y a une légitimité de la religion qui n’est plus discutée par personne. On n’est plus dans le combat classique « l’emprise de la religion sur la société ou la destruction de la religion » qui, par exemple, a tellement dramatisé la séparation des Eglises et de l’Etat. En dehors des fanatiques qui existent partout, et il existe des fondamentalistes de la laïcité tout aussi aberrants que les fanatiques d’en face, personne ne conteste plus la légitimité du fait religieux. C’est un changement énorme dont je pense qu’il faut prendre la mesure. Le discours religieux a une vocation éminente, dans un monde où le message politique s’est complètement épuisé, à constituer un élément de la conscience politique vivante. C’est dans cette direction qu’il y a une place à prendre.

Une sorte de vigie spirituelle…

Oui. Il reste une demande très forte de nos sociétés avec des rapports très complexes entre l’incroyant déclaré et le « sympathisant » qui n’est pas l’adhérent ou le militant, pour reprendre le langage politique, mais qui néanmoins compte dans le paysage. On est dans un monde où l’Eglise catholique n’a plus beaucoup de pratiquants mais peut avoir beaucoup de sympathisants. Il devrait y avoir un réexamen radical de toutes ces questions qui pour l’instant n’est pas fait. Ses responsables n’ont pas la mesure de ce qui est en train de se produire. Pour eux, il y a une frontière nette : on est catholique ou on ne l’est pas. Mais ce n’est plus comme ça que les choses se passent dans notre société. L’Eglise ne doit pas négliger ses sympathisants.

Quel regard posez-vous sur l’Eglise catholique actuelle ?

Le bilan est contrasté. Ce qui est nouveau c’est que l’on ne peut plus parler de l’Eglise comme d’une institution homogène. Elle est très diverse, travaillée par des directions contradictoires, des attitudes divergentes et en particulier, elle n’a pas complètement réglé son problème d’adaptation à la société dans laquelle elle vit. Il y a une très forte tentation traditionnelle : comme les effectifs de fidèles diminuent, que l’emprise de la société sur la vie sociale recule, beaucoup sont tentés de se replier sur la citadelle pour reformer une église très soudée, minoritaire et identitaire. D’un autre côté il y a une Eglise qui fait le pari de l’ouverture sur la société : cette Eglise a conscience que même si elle occupe une position minoritaire, la société ne lui est pas fondamentalement hostile. Les deux tendances coexistent sans que le problème soit tranché.

La hiérarchie catholique a beaucoup relâché sa volonté d’autorité traditionnelle donc il règne un certain libéralisme qui facilite l’éclatement de tendances divergentes, mais elle refuse de trancher sur un certain nombre de points essentiels et se trouve donc dans l’expectative. Tout reste possible.

Vous dites que la société n’est pas fondamentalement hostile à l’Eglise mais on note quand même quelques crispations face au religieux !

Oui, il y a des tendances hostiles mais aussi une vraie place pour la parole évangélique. Cela, je le crois profondément. D’ailleurs, cette parole peut être davantage entendue qu’auparavant, dans la mesure où l’on est passé d’un christianisme sociologique qui relevait du conformisme social à un christianisme reposant sur la foi, davantage valorisable d’un point de vue authentiquement chrétien.

Est-ce à dire que les catholiques ont gagné en légitimité, en étant poussés à renoncer à l’ambition d’une forme d’hégémonie religieuse ?

Précisément. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas une minorité qui rêve encore. Elle peut être bruyante mais elle ne me paraît pas refléter le monde catholique de manière très significative. Fatalement on en retrouve toujours des traces dans les postures des uns et des autres mais je pense qu’il y a une rupture. Par contre, si ce tournant a été pris, il n’est ni réfléchi ni explicité et c’est un des éléments qui expliquent l’incertitude actuelle. Le problème est qu’il est difficile, encore aujourd’hui, de dresser un bilan des rapports entre l’Eglise catholique et le monde moderne. Cela n’a jamais été fait et en ce sens ; le Concile, en affirmant la vocation de l’Eglise au coeur du monde, a ouvert un processus qui est loin d’être achevé.

Y a-t-il une réception du Concile spécifique à la France du fait de mai 68 ?

Sans doute. Mai 68 a été une véritable déflagration dans les rangs de l’Eglise. Dans certains ordres religieux, ça a été très spectaculaire. Grâce à mai 68, je pense qu’il y a eu une ouverture sur la société qui a rayonné hors de France dans la mesure où l’Eglise de France a une certaine influence. Cela a énormément contribué à faire de l’Eglise de France l’une des plus ouvertes de la catholicité actuelle. Quand j’écoute les évêques français, il y a une énorme différence avec ce que l’on peut entendre ailleurs. Ils sont beaucoup plus libéraux et beaucoup plus conscients du fait qu’au milieu du recul objectif de l’emprise du christianisme sur la société, il y a dans cette société une écoute du message évangélique plus profonde qu’auparavant.

Quel est le plus grand problème de l’Eglise aujourd’hui : les questions d’éthique et de morale ou les intégristes ?

Les rapprochements avec les intégristes, pour moi, n’intéressent vraiment que l’institution au sens le plus étroit du terme. Que ça ait une importance dans la gestion pastorale de la catholicité, je veux bien le penser ! Mais globalement, c’est un problème très secondaire qui est un peu réglé par le fait qu’il y ait une espèce de tolérance qui s’est établie à l’égard de toutes les formes cultuelles ou sacramentelles. On revient un peu à l’Eglise tridentine où l’on laissait les communautés locales gérer leurs affaires sur le plan liturgique.

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