Sans « fétichiser » Freud, ce philosophe de la démocratie voit dans « son bricolage fertile » une voie pour l’émancipation du sujet de « la part d’inconnu qu’il porte ».
Le Nouvel Observateur.Comment expliquer que la discussion autour de l’héritage de Freud ait pris un tour polémique, presque religieux ?
Marcel Gauchet. – L’offensive s’articule autour de trois critiques : ce n’est pas scientifique, c’est une théorie fausse, cela ne soigne pas les gens. Laissons de côté la première : le débat concerne en réalité toutes les sciences humaines et sociales. Pour les deux autres volets, notons tout d’abord que la psychanalyse s’est affaiblie intellectuellement de l’intérieur : depuis les grands ténors, dont Lacan a été le dernier, c’est le désert théorique. Ensuite, il y a une offensive extérieure, au nom du fait que la méthode psychanalytique ne se prête pas à l’évaluation rigoureuse et qu’elle ne donne pas de bons résultats. Elle est soutenue par une vague intellectuelle très profonde à l’enseigne de la psychologie cognitive, des neurosciences, du retour de l’évolutionnisme. C’est le nouveau paradigme hégémonique. La grande consécration de Freud, dans les années 1960 et 1970, était celle de l’indépendance du psychisme et de l’idée du caractère acquis des problèmes psychiques. Le nouveau paradigme traduit le retour d’une psychologie de l’inné et ramène le psychique au fonctionnement de l’organisme cérébral. Cela n’empêche pas de nombreux patients de continuer à recourir à la psychanalyse : très contestée comme thérapeutique officielle, sa diffusion dans la société continue d’être extrêmement importante.
N. O. – Quelle responsabilité la psychanalyse a-t-elle elle-même dans sa défaveur ?
M. Gauchet. – La psychanalyse a mal tourné. Elle s’est dogmatisée. Le moindre propos de Freud a été tenu pour parole d’évangile. Or Freud, c’est une percée intellectuelle de premier plan, mais ce n’est pas le dernier mot. C’est même le premier, comme d’ailleurs l’ont montré les écoles nombreuses qui en sont issues et qui toutes ont apporté quelque chose. Freud a ouvert un champ, avec des instruments très discutables, à commencer par son fameux concept d’inconscient. Dès qu’on y réfléchit un peu, on voit que ce n’est pas une notion très satisfaisante. Elle est même franchement bancale. Ce sont ces approximations qui ont ouvert la porte aux abus qui ont été justement stigmatisés.
N. O. – L’erreur a été d’hyperrationaliser le freudisme ?
M. Gauchet. – Les textes de Freud ne livrent pas la grande théorie formalisée, complète et systématique dans toutes ses parties. Ils représentent un bricolage extraordinairement fertile, à partir d’une clinique tout à fait nouvelle à l’époque, celle des névroses. Le langage est largement issu de la neurophysiologie dans laquelle Freud a été formé. Ses raisonnements empruntent souvent à une culture philosophique dont il fait d’ailleurs un usage désinvolte. Et puis il y a aussi les préjugés d’un bon bourgeois viennois, qui a, par exemple sur les femmes, des idées assez surannées ! Il est absurde de fétichiser la moindre parole de Freud comme si c’était le dernier mot. Mais il est tout aussi absurde de dire : puisque tout ça est approximatif, incomplet, cela ne vaut rien. Par exemple, la psychanalyse s’est appliquée à la névrose et elle est restée très courte sur la psychose. Mais ce qui est dit de la névrose est capital. Le freudisme est un commencement susceptible de relecture, de prolongement. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait tous les grands successeurs de Freud, Lacan le premier. Et les sciences cognitives ont elles aussi des enrichissements à apporter. A partir de ce qu’on apprend des neurosciences, on peut reformuler de manière beaucoup plus efficace et éclairante un certain nombre de propositions freudiennes. Prenons la percée freudienne pour ce qu’elle est : un premier éclaircissement sur la manière dont fonctionne le psychisme humain. Mais, à mes yeux, un éclaircissement qui reste absolument décisif, fondateur et toujours fécond.
N. O. – Dans les années 1970, notamment avec Lacan, on a vu dans le freudisme « l’effacement du sujet ».
M. Gauchet. – La psychanalyse est victime du retour de balancier de cette lecture structuraliste, qui s’est révélée une impasse. La théorie freudienne n’est pas une théorie de l’effacement du sujet mais, au contraire, une théorie du sujet élargi. La vérité du sujet, c’est ce qui échappe au sujet. Pour Freud, ce qui nous fait sujet, c’est la part d’inconnu que nous portons, et avec laquelle nous nous battons. Parce que nous sommes en tension avec elle. Nous en sentons la pression, quelquefois la tyrannie, qui peut aller jusqu’à nous enfermer existentiellement dans une prison insupportable. Cette part nous rend difficile d’être des sujets, mais en même temps elle achève de nous constituer en tant que tels. C’est le point fondamental soulevé par la psychanalyse : l’élargissement de notre idée de la subjectivité et sa reconsidération complète. Quant à la pratique, peut-être ne « guérit »-elle pas. Mais le fait est qu’il y a beaucoup de gens à qui elle apprend beaucoup de choses sur eux-mêmes, des choses qui les aident à vivre. Le problème théorique ouvert par Freud demeure. Il aura ses développements. Mais l’histoire avance très lentement. La capacité de compréhension de l’espèce humaine n’obéit pas à la loi de Moore, elle ne double pas tous les dix-huit mois.
N. O. – Tout individu se reconnaît désormais comme ayant un inconscient, des névroses, des dépressions, des angoisses. C’est devenu le sens commun.
M. Gauchet. – C’est l’évidence. Et ce n’est pas facile à vivre pour les psychanalystes. Ils se sont toujours voulus des explorateurs intrépides, en marge de la société, révélant un indicible qui susciterait nécessairement la résistance et le rejet. Or ce n’est pas vrai. La théorie psychanalytique est le produit d’une histoire culturelle qui a promu l’individu, l’intériorité, l’attention à ses sentiments, à ses émotions, l’intérêt pour la compréhension de soi-même. Le grand moment de succès de la psychanalyse, c’est celui où les individus ont envie précisément de devenir des individus libres et souverains et où ils découvrent que leur père, leur mère, leur enfance sont et continuent d’être obscurément des entraves dans leur vie. La psychanalyse est efficace pour répondre à cette demande : devenir soi-même en se délivrant de cette part de soi qu’on ne comprend pas. Aujourd’hui, le contexte est complètement différent. Le freudisme est un acquis pour tout le monde. Le boulanger du coin de la rue sait qu’il est travaillé par le complexe d’OEdipe. Cela ne lui pose aucun problème de conscience, ce n’est plus pour lui une découverte bouleversante. Il y a eu une sorte d’appropriation sociale des concepts freudiens. Quand c’est vraiment dramatique, qu’il y a des difficultés psychologiques majeures (angoisse, dépression, etc.), on va voir un spécialiste. Mais pour le commun des mortels, le fait d’avoir un inconscient, c’est très bien, on s’en fiche. Cela a tellement pénétré notre culture que cela en a, en même temps, neutralisé la portée.
N. O. – La structure familiale a continué d’évoluer Cela ne remet-il pas en question le schéma freudien ?
M. Gauchet. – Bien sûr. La psychanalyse est née à un moment de crise majeure des conditions classiques de la socialisation et de l’individualisation familiale. Le père, et la famille en général, commençait déjà à branler sérieusement dans le manche autour de 1900, dans la bourgeoisie viennoise et ailleurs. C’est ainsi que la théorie est devenue possible. Avec le patriarche pur et dur de 1800, cela n’aurait pas marché. Du coup, la psychanalyse a théorisé une famille archaïque dont elle n’a pas vu qu’elle était en voie de liquidation. Ce qui s’est passé depuis. Aussi, aujourd’hui, les psychanalystes sont-ils très embarrassés avec une théorie du père, de la mère, de la famille obsolète par rapport à la réalité de l’évolution sociale contemporaine. La reformulation de la théorie psychanalytique devrait avoir deux points de départ. A savoir la reconnaissance de cette appropriation par la culture contemporaine de la découverte psychanalytique. Et la prise en compte de la mutation des institutions familiales, qui fait que l’histoire a continué de marcher et créé un paysage – la sexualité, les relations hommes-femmes et aussi parents-enfants – complètement différent de celui dans lequel s’est formulée la théorie freudienne.
N. O. – Au fond, elle ne s’est pas pensée comme le produit du mouvement d’émancipation des individus.
M. Gauchet. – Le paradoxe, c’est que les psychanalystes, à titre individuel et dans leur pratique, dès que vous parlez avec eux, font cela : ils aident les gens à s’émanciper en tant qu’individus. Je pense par exemple que la psychanalyse a été d’un apport immense dans la libération des femmes au XXe siècle, pour les aider, de l’intérieur, à se libérer du carcan conjugal, maternel ou familial. Mais cela ne les empêche pas de s’accrocher à des théories dépassées. Il y a un décalage de plus en plus grand entre la théorie et la pratique.
N. O. – L’avantage de la psychanalyse ne serait-il pas de proposer non seulement une somme de recettes empiriques, mais aussi une vision anthropologique ?
M. Gauchet. – C’est sûr. La psychanalyse dispose d’une base solide, avec cette zone d’expériences qu’elle a dévoilée, à laquelle chacun peut se reporter pour son usage privé, en en mesurant à la fois l’intérêt et la difficulté de compréhension. Elle a cette richesse expérimentale. Les théories alternatives ne sont que des protocoles mécaniques, fondés sur des méthodes d’évaluation positives qui laissent échapper cette richesse. Dans un cas, on a une source toujours vivante; dans l’autre, des techniques qui sont éventuellement efficaces, mais ignorent pourquoi elles sont efficaces. Le point de départ psychanalytique reste, j’en suis convaincu, ce que nous avons de plus puissant pour nous projeter dans l’avenir et renouveler notre idée de l’humain.
Denis Olivennes