Publié le 22 août 2013 sur le site Le Plus du Nouvel Observateur.
Propos recueillis par Eric Aeschimann.
Le 14 août dernier, le philosophe Marcel Gauchet a planché pendant trois heures à Matignon sur l’avenir de la France en 2025, à l’invitation de Jean-Marc Ayrault. En exclusivité pour « Le Nouvel Observateur », il raconte cet entretien avec le Premier ministre et une dizaine de ses conseillers.
J’ai rencontré Jean-Marc Ayrault en juin au cours d’un dîner. Il m’avait dit : « Il faut qu’on se revoie pour parler plus longuement. » En général, lorsqu’un homme politique vous dit cela, on n’a plus jamais de nouvelles… Cette fois, j’ai été recontacté. Il souhaitait discuter avec moi à partir du thème du séminaire de rentrée du gouvernement : « La France dans le monde de 2025 ».
Je suis donc allé à l’hôtel Matignon le mercredi 14 août. La conversation a duré trois heures avec le Premier ministre et une dizaine de ses conseillers.
On ne change pas l’identité d’un pays par décret
Je l’ai d’abord mis en garde : pour se projeter à long terme, il faut aller au-delà de l’économie. Le profond malaise qui paralyse la France tient moins aux difficultés économiques qu’à une crise d’identité. Depuis la Révolution, notre pays se définit par une identité universaliste, mais la mondialisation réduit mécaniquement notre influence dans le monde, et la prétention universelle de notre modèle n’est plus tenable.
Que faire ? On ne change pas l’identité d’un pays par décret : sur ce point, il faut méditer l’échec de Nicolas Sarkozy, qui a tenté d’aligner l’identité française sur le modèle européano-libéral. Il a échoué à cause de la méthode, mais aussi à cause du but : les Français n’avaient pas envie de ça.
Il convient donc d’actualiser l’identité française tout en restant dans la continuité. Je crois que la France peut avoir l’ambition d’être un pays exemplaire dans sa capacité à ne laisser personne au bord du chemin. Le néolibéralisme divise la société entre les utiles et les assistés. Définir une société qui fasse de la place à tout le monde, voilà qui pourrait donner un nouveau contenu à l’universalisme français.
Mais, pour cela, il faut changer de méthode, renoncer aux recettes miracles imposées d’en haut et prendre le temps d’associer les gens concernés. À cet égard, la conférence de consensus sur la récidive de Christiane Taubira allait dans le bon sens, quoi qu’en dise Manuel Valls. Lorsque ce sujet a été évoqué avec le Premier ministre, celui-ci a surtout regretté que ce travail préparatoire n’ait pas été encore plus ouvert au public.
Adapter l’économie à la société
Autre exemple : l’école, qui est devenue une machine à dé-démocratiser. On devrait réunir les professionnels et les publics concernés, car c’est ensemble qu’ils inventeront des solutions que, par définition, on ne connaît pas aujourd’hui. Ainsi, à l’occasion de la remise en route des anciens IUFM, on devrait se demander ce que nous attendons des futurs enseignants. Agir maintenant aura des effets directs sur l’école en 2025 et après.
J’ai enfin abordé la question européenne. Pourquoi a-t-on laissé l’Europe modifier les normes comptables de nos entreprises en les calquant sur les normes américaines ? Pourquoi s’est-on engagé dans la négociation d’un accord de libre-échange transatlantique ? C’est une bombe à retardement qui transformera profondément la société européenne, toujours plus clivée, plus coupée en deux.
Dans la logique néolibérale, la société doit s’adapter à l’économie. Un véritable socialisme réformiste doit chercher au contraire à adapter l’économie à la société.