« Comment expliquer que l’idéal rousseauiste de l’autonomie ait fini par infuser la modernité ?
La réponse tient en un seul nom propre : Darwin est passé par là… Entre Rousseau et nous, il y a un maillon intermédiaire trop souvent oublié ou négligé : l’évolutionnisme. (…) La théorie de l’évolution introduit un schème de pensée, l’hominisation, qui permet de reprendre l’héritage de Rousseau tout en le renversant. Là où le penseur genevois établit un fossé entre état de nature et état de culture, l’évolutionnisme issu de Darwin restaure au contraire une essentielle continuité. (…) Notre système éducatif actuel est largement dominé par cet évolutionnisme diffus qui, tout en inversant la conception rousseauiste, marche en réalité dans ses pas : l’éducation consiste toujours à se conformer à la nature en vue de l’autoréalisation de l’individu.
Je crois que le problème philosophique de l’éducation aujourd’hui est de s’émanciper de ce modèle évolutionniste incroyablement prégnant que notre histoire intellectuelle et le fonctionnement de notre société conspirent à accréditer. Ces puissants appuis ne l’empêchent pas d’être faux. Non, l’éducation n’est pas « naturelle » ; elle consiste précisément à sortir de la nature. Contre l’évolutionnisme, la tâche philosophique est donc de repenser la rupture entre les deux ordres (nature et culture), mais dans un sens qui ne peut plus être celui de Rousseau ».
Entretien avec Marcel Gauchet publié dans Philosophie Magazine, n°80, juin 2014.
Propos recueillis par Martin Legros et Martin Duru.
L’“Émile” a révolutionné notre conception de l’éducation en faisant de l’autonomie de l’enfant la fin et le ressort de tout apprentissage. Mais il aura fallu plus de deux siècles et des moyens opposés à ceux qu’envisageait Rousseau pour trouver la voie d’accès à cette autonomie nouvelle. Marcel Gauchet revient sur cet héritage.