Entretien publié dans Le Monde du 9 octobre 2014 (daté 10 octobre 2014)
Propos recueillis par Gaïdz Minassian et Nicolas Truong
Historien et philosophe, Marcel Gauchet s’exprime pour la première fois depuis les attaques lancées cet été à son encontre, notamment par un collectif d’historiens. Le rédacteur en chef de la revue Le Débat réfute ces accusations et explique que la rébellion est aujourd’hui devenue le mode d’être de l’individu contemporain.
Pourquoi votre présence à Blois est-elle si contestée ? Etes-vous un « militant de la réaction », comme le soutiennent vos détracteurs ?
MARCEL GAUCHET : Le moins qu’on puisse dire est que je ne me reconnais pas dans le portrait qui est dressé de moi ! Ce qui me stupéfie dans cette attaque est qu’elle puisse être ratifiée par des historiens qui ont en principe pour métier de fournir des preuves. Or, je ne vois qu’un tissu de calomnies grossières sans la moindre base. On me prête des propos sexistes ou homophobes, alors que je n’ai cessé d’expliquer, depuis 1980, que le mouvement d’émancipation des femmes comme celui des sexualités relevaient d’un élargissement de la dynamique démocratique. Je n’ai jamais eu l’occasion de prendre publiquement position sur le mariage homosexuel, mais j’ai eu l’occasion de dire, à maintes reprises, que l’opposition à ces revendications était un combat d’arrièregarde voué à la défaite. Puisque vous m’invitez à le dire, je suis, à titre personnel, favorable au mariage pour tous.
Pour quelles raisons la polémique se focalise-t-elle sur le mot « rebelle » ?
La grande naïveté des rebelles qui s’estiment propriétaires de ce titre comme d’un titre de noblesse est de ne pas mesurer que la rébellion est devenue la norme. Ils croient que c’est le « chic du chic ». Or , la rébellion est devenue l’emblème du « devenir individu » contemporain. C’est en se posant en rupture vis-à-vis de tout ce qui se présente comme autorité que l’individualité se forge aujourd’hui. Ce qui fait horreur à l’individu contemporain, c’est le conformisme. Les patrons se prétendent insoumis, les stars se croient en rupture de ban, les intellectuels se veulent subversifs. Nous sommes dans un monde peuplé de rebelles. Au fond, nos rebelles autoproclamés qui ne me trouvent pas assez rebelles sont simplement l’avant-garde du troupeau général. Mais quand tout le monde est non-conformiste, le non-conformisme est le conformisme.
La rébellion n’a-t-elle pas été plus souvent de droite que de gauche ?
Elle l’a été effectivement, et elle le reste pour des raisons structurelles. Qui sont les vrais réfractaires à l’ordre établi dans le monde où nous sommes ? Ceux qui s’opposent à ce qui est la pente majeure de nos sociétés depuis au moins la Révolution de 1789. Les rebelles par excellence sont ceux qui refusent cette marche vers plus de droits, qui déplorent le retrait du principe d’autorité, qui regrettent l’égalité entre les sexes au motif que « c’était mieux avant ». Voilà le courant le plus caractéristique de la rébellion dans le monde contemporain. Il remonte au XIXe siècle. C’est la rébellion contre-révolutionnaire d’un côté et la rébellion artiste contre la vulgarité de la société marchande de l’autre. Ce à quoi nous avons assisté dans la dernière période, c’est en fait à un passage de la rébellion de droite à gauche en fonction de la grande et vraie nouveauté du temps présent : le recul, puis l’éclipse de l’idée de révolution. Car la critique la plus forte contre la rébellion venait du projet révolutionnaire. Lui aussi partait d’un refus ; celui de la condition prolétarienne. Il fallait discipliner cette révolte ouvrière pour faire d’une force négative une force positive. Si la rébellion ne s’éduque pas, si elle n’élève pas son niveau de conscience jusqu’à la nécessité de transformer la société par la révolution, elle est vouée à l’impuissance. Avec le déclin de cette perspective, d’autres figures ont pris la relève. On a vu se succéder le « contestataire » issu de Mai 68, puis le « dissident » antitotalitaire, puis le « résistant » antimondialisation. La figure du rebelle est la dernière en date de cette lignée.
Certains vous reprochent précisément d’avoir renoncé à cette idée de révolution ou de « démocratie radicale »
Personnellement, je n’ai renoncé à rien. J’ai simplement échangé la radicalité naïve de mes 20 ans au profit d’une radicalité beaucoup plus authentique, à mon sens, celle d’une réflexion radicale sur la démocratie, c’est-à-dire allant au fond de ce qu’est et peut être la démocratie. La vraie radicalité est celle qui se donne les moyens de concrétiser ses ambitions. Or, la révolution leur tourne le dos. Si la gauche à laquelle je crois a un avenir, c’est celui d’un tel approfondissement démocratique cessant de se payer de mots.
Se rebeller, n’est-ce pas l’un des principes fondateurs de la démocratie ?
C’est seulement un de ses aspects, et pas le plus important. Il est en effet indispensable de laisser s’exprimer toutes les oppositions et toutes les contestations, y compris celles qui ne nous plaisent pas. Mais le travail de la démocratie, pour le principal, c’est à mon sens dans l’invention des réponses à ces protestations qu’il consiste. Et c’est cette imagination- là qui est cruellement en panne dans la démocratie d’aujourd’hui. Nous avons la protestation, mais nous n’avons plus aucun projet. C’est cela qu’il s’agit de remettre au premier plan.
Comment ce monde de l’individualisme rebelle peut-il se développer dans l’avenir ?
La principale hypothèse me paraît résider dans la prise de conscience collective, diffuse, plus ou moins rapide, de l’impasse où nous conduit cette attitude généralisée qui nous donne bonne conscience à chacun tout en diminuant notre capacité d’action globale et collective. Je crois profondément au retour dans un cycle politique assez classique, finalement, du besoin d’action collective. Elle ne revêtira évidemment pas les formes du passé. Ces formes nouvelles sont à inventer. On ne refera pas le Parti léniniste ou le syndicat de masse, mais il ne faut surtout pas croire dans la linéarité des évolutions qui sont devant nous. L’avenir, c’est à peu près tout ce que nous pouvons en dire, ne sera pas le prolongement du présent. Et je crois qu’on en discerne déjà l’amorce.
Je suis frappé par le désir de collectif que l’on observe à tous les niveaux, et qui est un vrai défi aujourd’hui, parce qu’il suppose une espèce de révolution intérieure de tous les individus que nous sommes, peu habitués à transiger sur nos points de vue. Nous sommes dans un monde extraordinaire où chacun peut aller absolument au bout de sa logique strictement personnelle. Mais ce que nous découvrons au bout de cette expérience, c’est que nous avons aussi besoin d’autre chose. Nous avons besoin de pouvoir exercer en commun, et c’est ce qui se cherche dans toutes ces réflexions et ces pratiques autour de la décision démocratique. Elles sont foisonnantes. Et j’y vois un signe de grande portée.
N’y a-t-il pas derrière cette polémique une querelle qui n’a jamais été vidée, celle des partisans et des opposants à la « pensée 68 » ?
S’il y a en effet un noyau rationnel dans cette mauvaise querelle qui m’est faite, c’est de ce côté-là qu’il se situe. Ce qui m’est en réalité reproché, ce ne sont pas mes propos prétendus sexistes ou homophobes ou mon aspiration à un régime d’autorité et de répression, c’est le fait d’avoir contesté les travaux de Michel Foucault sur le pouvoir et ceux de Pierre Bourdieu sur la domination. Je pense en effet que leurs analyses, si brillantes soient-elles, sont intellectuellement fausses et qu’elles ont eu en outre des effets pratiques désastreux. Nous en reparlerons, mais cette dispute doit enfin avoir lieu.
Il n’y a donc pas de courant réactionnaire aujourd’hui en Occident ?
Il y a des mouvements oppositionnels, mais qui ne peuvent pas être qualifiés de « réactionnaires » dans la rigueur du terme. Qu’est-ce qu’un réactionnaire ? C’est quelqu’un qui pense que l’on peut revenir à une société de type Ancien régime, à une société corporatiste, organique, hiérarchique, monarchique, cléricale. Une espèce très rare aujourd’hui. Le mouvement démocratique a gagné en Occident. Ceux que l’on qualifie de « réacs » ne croient pas à un retour en arrière possible. Ils se contentent de protester contre les expressions les plus débridées de la modernité et ses tendances à la surenchère.
Nous vivons à ce sujet dans une épaisse confusion qui est le drame du débat public dans ce pays. Le brouillage est dû au fait que la révolution et la réaction, les deux pôles qui structuraient l’espace public depuis deux siècles, ont disparu. Ce ne sont pas des accusations lancées à tort et à travers qui permettront d’y voir clair.
Propos recueillis par Gaïdz Minassian et Nicolas Truong