Transcription de la conférence de Marcel Gauchet
« Qui sont les acteurs de l’histoire ? »
17ème rendez-vous de l’histoire de Blois, 10 octobre 2014
Les organisateurs de ces paisibles entretiens ne soupçonnaient vraisemblablement pas, sans faire injure à leur prescience, à quel point ils avaient mis dans le mille en choisissant ce thème des rebelles. Non seulement ils n’avaient pas mesuré sans doute combien l’objet était chaud mais ils n’avaient pas discerné qu’il y allait de quelque chose comme d’une marque déposée si ce n’est un titre de noblesse sur lequel veillaient des propriétaires certes autoproclamés mais non moins sourcilleux et vindicatifs pour autant. Des propriétaires qui se sont élevés donc, contre la profanation de leur bien le plus précieux que représentait l’appel à votre serviteur. Figurez-vous que vous avez devant vous quelqu’un qui n’est pas suffisamment rebelle paraît-il pour traiter cette matière sacrée. Je n’ai aucune prétention sur la marque, à la différence de mes détracteurs. Nous verrons d’ailleurs qu’il est absurde d’en avoir. Mais j’ambitionne cependant, j’ose le dire, d’être beaucoup plus rebelle qu’eux à ma modeste façon. Il y a lieu de se rebeller contre cette figure du rebelle m’efforcerais-je de montrer en effet car elle n’est autre chose au final, dans le contexte qui est le nôtre, qu’une dérisoire compensation à l’impasse actuelle où se trouvent nos sociétés vis-à-vis de leur capacité d’avenir.
Je passe à regret sur l’intéressant problème épistémologique soulevé par cette mauvaise querelle : faut-il un certificat de rébellion pour être en droit de parler des rebelles ? L’examen de la question nous emmènerait trop loin. Je me contente de souligner qu’il porte sur l’objet même de cette rencontre et de la discipline historique. En général, sommes-nous là pour célébrer la rébellion ou pour mieux la connaître ? J’avoue appartenir à cette vieille garde pour laquelle la fonction de l’historien est de rendre le passé mieux établi dans ses données et davantage intelligible dans son déroulement et non pas de s’autocélébrer par passé interposé.
Qui sont les vrais rebelles ? Cette querelle de propriété a au moins l’intérêt de nous plonger au cœur de notre sujet et c’est à ce seul titre que je l’évoque. Des rebelles, il y en a de toutes sortes. Le programme de cette journée en témoigne à profusion. Il y en a à gauche, il y en a à droite, il y en a même au centre. La rébellion est multiforme parce qu’elle est consubstantielle à notre expérience historique. Faut-il détailler ? Je me tourne très brièvement vers la riche anthologie dirigée par Jean-Noël Jeanneney et Grégoire Kauffmann qui préface en quelque sorte ces journées, j’y ajoute le beau livre que Michelle Perrot vient de consacrer à trois femmes rebelles. Voltaire, Victor Hugo, Flora Tristan, George Sand, Louise Michel et combien d’autres assurément. Mais de Gaulle ? Tout aussi certainement. Mauriac ? Non moins. Et un Joseph de Maistre, un Bernanos ? Indiscutablement. Je me tourne vers l’actualité. Les rebelles y foisonnent et de toutes obédiences. De la Chine au Mexique en passant par le monde arabe ou l’Afrique. Ce n’est pas de ce côté qu’il faut chercher. Le monde est plein de rebelles et ce, depuis longtemps. Alors pourquoi cet intérêt soudain pour la rébellion ? Qu’y investissons-nous ici et maintenant ? Quel est son enjeu, étant entendu que nos rebelles d’ici n’ont pas grand-chose à voir avec les rebelles d’ailleurs, sujet en soi que je laisse de côté ? C’est à cette question de l’enjeu de la figure du rebelle aujourd’hui que je voudrais proposer une réponse. Elle me conduira incidemment à répondre à une autre question à laquelle nous ne réfléchissons pas assez. Pourquoi lisons-nous les historiens ? Quelqu’un posait récemment la question « pourquoi lisons-nous des romans » ? Très pertinente question qui mérite d’être posée à propos des ouvrages historiques. Je soutiens que nous avons une excellente raison pour cela qui fournit la réponse à la troisième question que j’affronte, celle qui donne son titre à cette conférence : qui sont les acteurs de l’histoire ?
Notre principale raison de lire les historiens, il y en a bien d’autres naturellement, est de nous identifier nous-mêmes au présent en tant qu’acteurs de l’histoire en nous donnant une représentation de la façon dont les choses se sont déroulées dans le passé. On l’a dit et répété : l’histoire s’écrit au présent. Ajoutons : elle s’écrit pour être lue au présent. Encore les conséquences de cette proposition rebattue sont-elles rarement tirées et assumées jusqu’au bout. Elles introduisent au combat avec l’ange qui fait l’âme du métier d’historien. Ce sont en effet les questions et les curiosités du présent qui nous tournent vers le passé. Mais cela veut dire que notre pire ennemi dans la connaissance du passé n’est nulle part ailleurs que dans la motivation qui nous conduit à l’interroger. Car elle nous expose au péché mortel de l’anachronisme, à la projection du présent sur le passé. Le métier d’historien consiste à se battre avec ses propres raisons de se passionner pour le passé.
Nous avons donc aujourd’hui un puissant motif de nous intéresser à la figure du rebelle dans l’histoire. Lequel ou lesquels ? La réponse, pour m’en tenir à l’essentiel de nouveau, me paraît double. La première raison, pour la ramasser en quelques mots, est que nous sommes sous le coup d’un changement d’expérience historique dont la manifestation majeure est l’éclipse de la figure de la révolution. Il s’ensuit un effacement de la figure privilégiée de l’acteur historique que constituaient les masses révolutionnaires. Il ne reste en leur lieu et place que les individualités rebelles.
S’ajoute à cela une seconde raison qui touche à l’enjeu existentiel de la question, à la sphère de l’identité personnelle. L’individu d’aujourd’hui est déterminé à se vouloir rebelle. Il tend à se penser en rebelle. La rébellion est devenue d’une certaine façon la norme. Acteurs de l’histoire, nous le sommes tous, que nous le sachions ou non, que nous le voulions ou non, et ce, depuis toujours, puisque l’on peut définir l’histoire en première approximation, le fait historique dans sa généralité, comme la somme dynamique des actions et des interactions humaines. Acteurs de l’histoire, nous le sommes tous comme nos devanciers l’ont depuis toujours été.
Mais il faut apporter tout de suite deux tempéraments à cette proposition générale, deux tempéraments d’importance. Premièrement, nous savons que nous le sommes, et cela change beaucoup de choses. Secondement, si nous le sommes tous, il y a néanmoins des acteurs privilégiés. La différence moderne en effet par rapport à nos devanciers, c’est que pour nous, l’Histoire avec un grand H existe, que nous nous y référons comme à une dimension organisatrice de l’expérience collective. Cela, en fonction de cet événement culturel majeur qu’est l’émergence de la conscience historique à la charnière des 18ème et 19ème siècles et pour le principal, dans le sillage de la Révolution française.
Vous me pardonnerez les simplifications et les raccourcis auxquels l’économie du temps me contraint. Vous vous doutez bien que je ne saurais prétendre traiter d’un événement aussi considérable et complexe en quelques phrases. Je devrai me contenter d’un raccourci en disant que cette émergence de la conscience historique est elle-même fonction d’un phénomène plus vaste et plus profond que je propose d’appeler l’orientation historique de nos sociétés. Le grand basculement de l’axe temporel de l’existence collective du passé vers l’avenir, de l’obéissance au modèle de la tradition à l’invention pratique du futur. Basculement auquel la révolution industrielle apporte son moteur matériel mais aussi intellectuel. La conscience historique est d’abord conscience de l’histoire à faire au futur avant que d’être conscience de l’histoire déjà faite au passé. C’est parce que nous nous posons comme acteurs de l’histoire à venir que nous nous préoccupons de connaître et de comprendre le passé. L’histoire science, telle que nous la connaissons et sous l’égide de laquelle nous sommes réunis ici, se forme dans l’Europe des années 1820-1830 en Allemagne, en Angleterre, en France, sous l’effet de cette ouverture activiste et futuriste de nos sociétés. Faire l’histoire au futur suppose en effet de recueillir l’héritage du passé, d’en déchiffrer l’acquis, d’en saisir les ressorts afin de pouvoir prolonger cet héritage, de pouvoir en développer les germes qui y sont contenus, afin d’en accomplir les promesses, afin éventuellement d’en renverser le cours. Vous voyez le rôle névralgique de l’historien dans ce processus. Il est le passeur, celui dont les apports en matière de connaissance du passé vont permettre de transformer une histoire vécue dans l’obscurité et la confusion, sans être bien comprise de ses acteurs, en une histoire mieux réfléchie et davantage maîtrisée au futur. La science de l’histoire faite est là en réalité pour permettre aux acteurs de l’histoire à faire de savoir l’histoire qu’ils font. Telle est du moins sa promesse.
Conséquence pratique de cette conscience de l’histoire en train de s’écrire et de se bâtir : les acteurs ont à se situer par rapport à elle. Ils ont la liberté, l’irréductible liberté, de se déterminer vis-à-vis de ce qu’ils identifient comme sa direction dominante. Ils peuvent récuser cette direction dominante et se dresser contre elle. Ils peuvent l’approuver et s’en suffire. Ils peuvent vouloir la porter à ses dernières conséquences. C’est là au plus profond qu’apparaissent et se définissent les identités politiques qui nous sont familières : l’ordre, le mouvement, la droite, la gauche, la conservation, la réforme, la révolution.
Cela change tout au statut de la rébellion, de la révolte ou de la révolution. Ces phénomènes existaient déjà, d’abondance. Le programme qui vous est proposé permet un riche parcours dans ce dédale d’événements. Mais ces phénomènes qui existaient déjà prennent un tout autre relief dès lors que leurs acteurs directs, et les acteurs sociaux en général qui en sont témoins, peuvent les lire à la lumière d’un devenir en marche où ils prennent leur signification en fonction de l’avenir qu’ils annoncent ou qu’ils préfigurent.
C’est ici justement que l’on découvre qu’il va y avoir des acteurs privilégiés de cette histoire à laquelle tous contribuent. Les acteurs privilégiés, ce sont eux auxquels on doit l’essentiel du mouvement qui a conduit là où nous sommes et par lesquels passe le plus manifestement le courant qui conduit vers l’avenir. Les acteurs, en un mot, qui font le pont entre les luttes du passé, les combats du présent et les possibles du futur. Au lendemain de la Révolution française, dans l’Europe de la Restauration où se cherche la formule du gouvernement représentatif — gouvernement représentatif nécessaire ou adéquat à la société bourgeoise en train de s’installer — cet acteur venu des profondeurs du passé et porteur des promesses du futur n’est pas très difficile à identifier. Il a pour nom « Tiers état » chez un Augustin Thierry ou encore « classe moyenne » chez un Guizot. Un Tiers état à l’affirmation duquel on doit le renversement de l’Ancien Régime et en recherche de la consolidation de ses conquêtes. Mais l’approfondissement de l’exigence de représentation et la poussée de la revendication du suffrage universel conduiront bientôt à une relecture de la révolution passée, présente et à venir sous le signe d’un acteur bien plus large que la bourgeoisie de Thierry et de Guizot : le peuple, à l’épopée duquel Michelet prêtera l’éclat de son génie. Et puis les retombées de la révolution industrielle, l’apparition d’un prolétariat, la formation des doctrines socialistes, la révolte ouvrière mettront à l’ordre du jour le dépassement de la révolution politique bourgeoise, y compris dans sa version la plus radicale allant jusqu’à la république populaire, dépassement par une révolution sociale dont la classe prolétarienne serait l’acteur désigné. Une perspective obligeant à relire l’ensemble du passé, y compris au premier chef la Révolution française, à la lumière des formes sociales de domination et d’exploitation. L’ « Histoire socialiste de la Révolution française » de Jaurès en représente la parfaite illustration et sa postérité, vous le savez, est innombrable.
Mais à ces acteurs exemplaires, incarnant le courant central et la direction dominante de l’histoire déjà faite et en train de se faire, nul n’est obligé de se rallier. Il est de la liberté des autres acteurs de s’opposer à eux et de refuser cette direction que leur action imprime au devenir. C’est ici qu’on va voir apparaître une forme de rébellion d’un genre inédit, une rébellion non pas tant contre l’ordre établi quel qu’il soit que contre la marche de l’histoire, une rébellion à contre-courant de cette évolution vers l’égalité des conditions, la représentation populaire, la société industrielle et marchande et leurs nombreux corrélats. Le rebelle par excellence, dans cette société du 19ème siècle irrésistiblement emportée vers l’avenir, cela va être le défenseur du passé, le nostalgique de l’Ancien Régime, hostile aux valeurs libérales et démocratiques en passe de triompher. Encore convient-il ici de distinguer soigneusement entre le contre-révolutionnaire ou le réactionnaire au sens strict, qui croit possible, c’est sa définition, le retour effectif du régime monarchique, aristocratique, corporatif et clérical et le véritable rebelle, passéiste, qui se sait condamné par l’histoire comme on se met à dire, mais qui met un point d’honneur à s’inscrire en faux contre l’inéluctable. On peut ranger à ses côtés le rebelle artiste, une figure qu’on n’a pas suffisamment cernée. Un rebelle sans nostalgie aucune en général, lui, pour le passé, mais un rebelle que révulse le monde bourgeois, la vulgarité marchande ou l’abêtissement des distractions populaires. Ce rebelle-là, lui, son ambition suprême, ce n’est pas de s’opposer au cours de l’histoire en train de s’imposer, c’est de s’en évader, de sortir du temps de l’histoire.
Il faut mettre tout à fait à part, sur l’autre bord, le camp des impatients de l’histoire, pourrait-on dire, indignés eux aussi par le mensonge bourgeois et dont à cet égard la protestation peut croiser celle du rebelle artiste que j’évoquais à l’instant, mais indignés en fait d’une toute autre façon. Ce qui les révolte, c’est l’écart voire l’abîme entre les principes proclamés et la réalité sociale. Et ce qu’ils réclament, c’est la réalisation effective de ces principes. A la différence des rebelles au nom du passé, eux s’inscrivent en plein dans cette marche de l’histoire vers la liberté et l’égalité mais ils s’y inscrivent pour en précipiter l’issue avec ce qu’elle implique de rupture avec la société hypocrite régnante. Eux placent leurs espoirs dans une révolution future qui verrait l’instauration de la société des libres associés égaux pour en donner la formule la plus générale.
Il existe une composante de rébellion passéiste dans le mouvement ouvrier des origines dont le luddisme est l’exemple classique, et il y en a beaucoup d’autres. Mais l’histoire du mouvement ouvrier socialiste va être celle d’un effort pour convertir l’énergie de la révolte spontanée d’aujourd’hui en une force révolutionnaire d’avenir. Le mouvement ouvrier socialiste se déploie et s’organise en fonction d’une critique de la révolte spontanéiste au nom de la révolution qui seule peut répondre véritablement aux motifs qui sont ceux de la révolte. Le refus à lui tout seul si justifié qu’il soit ne mène nulle part. Il n’acquiert sa portée que s’il se discipline au service d’un projet de transformation sociale en rupture avec l’ordre existant. Et tel est justement le sens du parcours historique moderne tel que la science du passé permet de le reconstituer.
Evénements et structures se sont conjugués au 20ème siècle, vous me pardonnerez de nouveau le raccourci, pour donner à cette figure de la révolution sociale à venir valeur de référence centrale de l’action collective dans les sociétés européennes. Référence ne veut pas dire adhésion. On pouvait aussi bien s’y opposer ou vouloir prévenir cette révolution annoncée par des réformes a minima permettant de contenir la poussée des masses révolutionnaires. Il n’empêche que c’est en fonction de cette référence que l’on raisonnait. C’est par rapport à elle que l’on avait à se définir. Tout paraissait aller dans son sens au sein de l’univers de la seconde révolution industrielle et de ce que l’on va appeler communément, chez les économistes en particulier, le système fordiste. A commencer par la formidable concentration des forces productives au sein d’une société d’organisation, de grandes organisations, où à l’organisation de la production capitaliste répond l’organisation ouvrière de masse et de classe. Il semblait acquis dans cette société de masse précisément que le cours des choses se dirigeait de lui-même vers davantage de maîtrise réfléchie du devenir et de la marche des sociétés grâce au développement, surtout après 1945, de l’Etat organisateur, régulateur et planificateur. Il suffisait en somme de prolonger la courbe de l’évolution naturelle pour passer à l’étape supérieure et ultime. La révolution, dans ce cadre, avait le visage d’un projet fédérateur susceptible d’entraîner les larges masses autour de la classe ouvrière qui en constituait le fer de lance. Cela en vue d’établir une organisation sociale à la fois rationnelle et juste. Après, on pouvait discuter des modalités du passage. Et Dieu sait que l’on en discutait âprement. Mais l’horizon était commun. Je souligne juste combien cette figure de la révolution dessinait une manière d’apothéose de la conscience historique. En elle, promettaient de se réunir un passé pleinement compris et un avenir pleinement maîtrisé. On conçoit la séduction qu’exerçait cette figure, au-delà de tout ce que les acteurs pouvaient même se représenter consciemment. Elle était au croisement des axes les plus profonds de l’expérience collective dans laquelle ils étaient immergés. Et de fait, ce moment où les masses révolutionnaires faisaient figure d’acteur historique décisif, ce moment a été un âge d’or de la science historique. La perspective donnait un sens maximal au travail de l’historien, indépendamment complètement de ses options ou de ses engagements politiques. Chaque avancée dans l’élucidation et la connaissance du passé représentait une chance supplémentaire de futur. Toute restitution de l’existence des humbles et des masses anonymes apportait sa pierre modeste à la possibilité du surgissement au grand jour de ces masses et de leur règne.
Et puis une révolution est effectivement survenue. Pas du tout celle qu’on attendait et même à l’opposé de celle qu’on attendait. On croyait pouvoir la faire. Elle nous a pris par surprise. Nous ne l’avons même pas vue se produire car il s’est agi d’une révolution silencieuse, d’une révolution invisible, d’une révolution sans nom ni visage, sans acteur manifeste pour la porter du type de ceux qu’on avait cru pouvoir identifier dans le passé. Mais une révolution quand même puisqu’elle nous a fait changer de monde sur tous les plans. Cette révolution qui se déclare dans la seconde moitié des années 1970, consécutivement au choc pétrolier de la fin 1973 qui aura joué comme son déclencheur, cette révolution qui se répand par des vagues désormais bien identifiées avec la mondialisation libérale est tout à la fois une révolution industrielle, une révolution technologique, une révolution culturelle, une révolution sociale. Nous en parlons tous les jours. Financiarisation du capitalisme, entrée dans l’ère numérique, individualisation des sociétés, postmodernisme culturel. Ces ingrédients nous sont familiers. Mais c’est une révolution de l’échappée de l’histoire à notre prise, une révolution de l’échappée du cours de l’histoire à la maîtrise réfléchie des acteurs.
Pour ce qui nous intéresse directement, cette révolution a littéralement pulvérisé les classes et les masses comme acteurs collectifs significatifs. Cela ne signifie pas qu’ils n’existent pas mais ils ne sont plus dans le paysage ces acteurs centraux au travers desquels on peut déchiffrer la marche du devenir.
Elle a rendu la révolution simplement impensable en tant que projet. Révolution il y a eu mais une révolution qui signifie qu’il n’y a pas de révolution possible comme projet. L’idée même de révolution ne fait plus sens en tant que projet, elle ne renvoie plus à rien, elle n’a plus rien sur quoi s’appuyer. Au rebours de ce qu’était la marche antérieure de nos sociétés qui paraissait nous promettre les instruments d’une histoire davantage voulue en conscience et maîtrisée, cette révolution nous a jetés dans une histoire subie à laquelle nous contribuons malgré nous, nous ne pouvons pas ne pas y contribuer, mais dont le cours nous échappe et dont il est vain d’espérer détecter la direction. Aussi bien d’ailleurs que de lui assigner un quelconque aboutissement. Nous avons beau savoir que nous faisons cette histoire, l’expérience que nous en avons au quotidien ne nous laisse plus espérer que nous pourrions savoir ce que nous en faisons. Elle est un produit de notre action qui se soustrait à notre réflexion. En profondeur, elle cesse d’être même d’être vécue comme une Histoire en mesure de relier un passé intelligible avec un avenir plausible. Il ne reste plus qu’un chaos d’interactions obscures, sans passé auquel les relier ni futur identifiable qui pourrait en surgir. C’est de cet effacement, remarquons-le au passage, que naît le règne du présent. S’il n’y a plus ni passé auquel référer les actions au présent ou futur identifiable à partir de ces actions au présent, il ne reste effectivement que le présent. C’est cela le noyau du présentisme contemporain. L’idée d’Histoire, allons au bout du raisonnement, comme référent collectif par rapport auquel se situer s’est évanouie. Et je crois qu’il ne faut pas aller chercher ailleurs le secret du brouillage des identités politiques qui est là aussi un fait sur lequel nous discutons en nous interrogeant tous les jours.
Inutile de dire que dans ce paysage, le rôle de l’historien en est profondément altéré, sinon dans l’idée qu’il se fait de son métier, du moins du point de vue de ce que son métier représente du point de vue de la conscience commune. Disons-le brutalement. Il n’en reste guère que la fonction de gardien du patrimoine et de préposé à la commémoration, car nous ne sommes pas des barbares.
C’est dans ce contexte que surgit notre fameux rebelle. Un terme dont il faut commencer par observer qu’il demeurait généralement péjoratif et qu’il n’a acquis sa connotation positive qu’à une date assez récente. Les quelques sondages auxquels j’ai pu me livrer à ce sujet m’ont paru très parlant. Je n’ai pas le temps malheureusement de les développer. Le rebelle, qu’est-ce à dire ? C’est l’opposant radical à ce cours des choses subi mais qui à la différence du révolutionnaire de jadis ne se réclame d’aucun projet d’avenir ni n’en appelle à aucun acteur collectif même s’il fait éventuellement et éphémèrement groupe avec d’autres individualités rebelles. A dire vrai, notre rebelle est le dernier né d’une ligne qui a vu se succéder une série de figures illustrant chacune à leur façon le déclin de la perspective et de l’ambition révolutionnaire depuis une quarantaine d’années. Le contestataire issu de la contre-culture soixante-huitarde avait déjà baissé nettement pavillon. Mais enfin, il continuait de développer une mise en question d’ensemble de l’ordre établi. Le dissident du moment antitotalitaire opère le repli sur la ligne de défense inconditionnelle des droits de l’homme dans le cadre d’une politique qui se veut délibérément minimale et qui critique véhémentement les ambitions globales qui étaient celles du projet révolutionnaire dans sa version canonique. Quand la mondialisation financière, capitaliste et néolibérale se met à déferler en grand, elle trouve sur sa route le résistant déterminé à en limiter les effets et à en préserver le cas échéant des zones libérées.
Le rebelle représente l’aboutissement libertaire de cette généalogie. Avec lui, toute ambition transformatrice a disparu mais il n’en est que plus irréductible dans son indignation et sa protestation singulière. Sa prémisse inconsciente est qu’il ne nous reste que le refus subjectif et compensatoire vis-à-vis d’un ordre et d’une dynamique devant lesquels nous sommes essentiellement impuissants. Tout au plus est-il permis d’espérer que la somme aléatoire de ces refus infléchisse un cours des choses qu’il faut renoncer à dominer. D’une certaine manière, le fait est frappant, nous revenons à la rébellion de l’Ancien Régime, à l’émotion populaire, à l’émeute sans lendemain, à la rupture d’ordre sur fond de résignation au retour de l’ordre. La figure du rebelle passe ainsi de droite à gauche. Le rebelle par excellence, le réfractaire à la marche du monde, était à droite quand le monde allait à gauche, vers la réalisation des promesses de liberté et d’égalité. Quand le monde vire à droite en se dédiant entièrement à la dynamique capitaliste, le rebelle devient l’emblème d’une gauche concentrée sur des causes ponctuelles sans plus de projet de transformation du monde social.
Mais les choses sont encore beaucoup plus compliquées. Car ce monde dédié de part en part à une économie de la concurrence généralisée est aussi, pour ce motif même, un monde d’individus libertaires pour lesquels la rébellion est un emblème identitaire personnel. Cela fait un monde schizophrène : économiquement de droite et culturellement de gauche, cela bien entendu souvent jusque dans la tête même des acteurs. Individus nous sommes pour autant que nous refusons les assignations de tous ordres et les rôles dictés par le collectif. Le conformisme, l’adhésion à ces rôles dictés par la collectivité, voilà l’ennemi mortel de l’individu contemporain. Quoi de pire à ses yeux que la soumission, l’obéissance, l’orthodoxie ? Il a besoin pour être individu, non par caprice mais par le motif décisif d’être un individu, de se penser et de se poser en marginal, en distancié, latéral, ironique, on peut multiplier et affiner la description. C’est ainsi que la rébellion est devenue la norme à un titre extrêmement précis et extrêmement profond, le titre de l’identité personnelle. J’avais composé en préparant cette conférence un florilège assez pittoresque de prétendus mauvais anciens élèves, tous polytechniciens, de banquiers rock’n’roll, de patrons soi-disant insoumis, de magistrats délinquants, de marginaux centraux, de déviants du sommet et j’en passe. Le temps m’oblige à le sacrifier. Mais le spectacle de ces affirmations d’insubordination est assez quotidien pour que l’idée vous parle d’elle-même. Je crois qu’il suffit de l’évoquer pour que chacun ait à l’esprit des exemples en grand nombre. La rébellion est le conformisme d’une société où le conformisme n’est plus possible. Avec pour effet notable de renforcer notre impuissance collective par l’enfermement de ses opposants dans la bonne conscience de leur opposition. C’est le miracle de ce monde. Il n’est peuplé en tendance que de réfractaires à son ordre et son ordre s’impose sans coup férir.
J’en arrive à ma question finale. Est-ce le dernier mot de l’histoire ? L’histoire a-t-elle pour de bon disparu ? Car il ne faut pas parler comme le fait Fukuyama dans ce livre qui a fait couler tant d’encre d’une fin de l’histoire mais de sa disparition, ce qui est très différent. Cette disparition est-elle de l’ordre de la réalité ou des apparences ? Faut-il enregistrer ces apparences fortes comme une réalité sans appel et s’y résigner ? Je ne le pense nullement. Je suis convaincu au contraire qu’il s’agit de traverser le mur de ces apparences, il est épais, afin de retrouver en profondeur le fil de cette histoire superficiellement perdue. Afin de se donner les moyens d’une analyse de ce cours des choses qui nous a échappé et de redéfinir sur la base de cette analyse un projet collectif capable de nous redonner la main sur l’organisation de notre monde. Nous sommes dans un point bas de l’intelligence de la marche de notre société et de notre pouvoir à son égard, le point le plus bas depuis que l’émergence de la conscience historique nous a donné l’espoir d’y pouvoir peu à peu quelque chose. Nous sommes dans quelque chose comme un moment 1840 quand commence à germer pour de bon le projet socialiste. Sauf qu’il ne s’agit plus pour nous d’un commencement mais d’un recommencement, ce qui est encore plus difficile. C’est là que se joue le combat du présent. Il a pour premier enjeu l’intelligibilité de cette histoire dont nous sommes acteurs et dont nous avons à nous ressaisir. J’ai la faiblesse de penser, vous me permettrez de terminer sur cette note, qu’il y a infiniment plus de radicalité dans cette entreprise de réflexion que dans un narcissisme oppositionnel qui ne mène nulle part. Mais c’est à vous d’en juger.