Entretien avec Marcel Gauchet publié sur lexpress.fr le 24 octobre 2014
Propos recueillis par Christian Makarian
Penseur inclassable, aussi libre qu’irrévérencieux, Marcel Gauchet est un homme de convictions qui ne mâche pas ses mots. Il vient de publier, avec Alain Badiou, un livre vif et passionnant, Que faire? Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l’avenir de la démocratie (Philo Editions), dans lequel sa foi dans une réforme des démocraties bien menée l’emporte sur le credo néocommuniste de son interlocuteur. Vif échange, dans lequel l’humaniste social, d’une part, le dogmatique à la mode, de l’autre, n’ont en commun que la conviction de la nécessaire refondation de la relation factice que les hommes et les femmes politiques entretiennent avec leurs électeurs.
Pour L’Express, Marcel Gauchet analyse le malaise français actuel, la faiblesse endémique des pseudo-détenteurs du pouvoir, leur embarras et leur fainéantise intellectuelle.
Avons-nous touché le fond, ou pouvons-nous encore connaître de nouveaux degrés dans la décomposition du paysage politique?
Nous ne sommes pas forcément au bout du processus de décomposition. Nous avons encore affaire jusqu’ici à un système politique relativement organisé, même s’il est travaillé de l’intérieur par des ferments de décomposition. Il y a toujours deux grandes familles, centre droit et centre gauche, qui constituent un paysage lisible. Cette ordonnance peut s’évanouir, à droite comme à gauche. D’une part, la gauche socialiste peut éclater. Rien n’assure que la coexistence de, disons, l’aile Manuel Valls et l’aile Arnaud Montebourg soit en mesure de se maintenir.
D’autre part, les forces de scission à l’intérieur de l’UMP sont extrêmement fortes en raison du choc des ambitions personnelles, dont on ne sait jusqu’où elles pourraient mener. On a bien le sentiment que Nicolas Sarkozy ne se sent lié par rien et qu’il ira jusqu’au bout, quels que soient les dégâts de sa démarche. Mais qui nous garantit que ses concurrents lui laisseront le champ libre ? Par-dessus tout, la pression du Front national est telle que son attraction sur une partie de l’UMP pourrait déclencher des fractures.
A quoi attribuez-vous principalement cet état des lieux désastreux?
Les partis de gouvernement sont totalement pris au dépourvu par le changement d’époque et la transformation du monde qu’ils n’ont, par paresse, pas du tout affrontés sur le plan intellectuel. La politique s’étant de plus en plus professionnalisée, elle se résume à gagner des élections, point final. Et comment gagne-t-on des élections dans un système représentatif ? En faisant des promesses aux électeurs. Inutile de se fatiguer davantage les méninges.
De surcroît, nos politiques, tous autant qu’ils sont, n’ont pas mesuré les incidences de l’Europe ni son impact sur notre système national, avec l’évidement de leur autorité que cela induit. Ils n’assument pas cette réalité, ils continuent de jouer les chefs qui décident de tout pour nous dire ensuite que les contraintes européennes les obligent à nous administrer telle ou telle potion amère. Cela rend leur action inintelligible. Enfin, ils sont pris à revers par une situation économique qui transforme un rôle facile en un métier très difficile.
Jusqu’à présent, gouverner était en somme assez aisé ; en gros, on redistribuait. On en était arrivé à un « redistributionisme » méthodique en direction des clientèles électorales ciblées. Dans un pays où l’impôt rentrait, où la docilité des contribuables était acquise, il y avait des recettes que l’on répartissait un peu différemment selon que l’on était de droite ou de gauche. Maintenant, il s’agit de répartir la pénurie et c’est une tâche autrement délicate.
D’autant plus que la dette publique absorbe une part primordiale des recettes…
Cette affaire de la dette est l’exemple du problème mal posé devant les citoyens. Le volume de la dette dans l’absolu reste abstrait : qu’on en soit à 97% du PIB ou à 102% ne dit rien à l’opinion. Tandis que le montant des intérêts que nous devons payer tous les ans est très concret – il représente un des premiers postes budgétaires de la nation ! C’est ce que les politiques sont bizarrement incapables d’expliquer : une telle charge annuelle leur enlève toute marge de manoeuvre budgétaire.
Elle les condamne à se transformer en coupeurs de têtes, et ils vont le rester pour un moment, puisque nos perspectives de croissance se révèlent durablement très basses. Mais, comme cette limite est mal comprise, elle les met en porte-à-faux par rapport à ce qui continue d’être considéré par les populations comme une sorte de loi naturelle de l’expansion. D’où le discrédit très profond des responsables gouvernementaux.
Le tout dans un système qui concentre les pouvoirs entre les mains d’un seul homme…
On nous aurait demandé, il y a quelques décennies, si un président pouvait gouverner avec 13% de popularité, la réponse aurait assurément été « non ». Le miracle est qu’on y arrive, c’est une sorte de performance qui prouve que notre pays est très légaliste – et il faut s’en féliciter. Mais l’effet pervers est qu’on en arrive à conclure que c’est le système institutionnel qui est responsable. Comme si c’était la Constitution qui était à l’origine de la faiblesse des gouvernants qui en bénéficient ! C’est un raisonnement à l’envers, qui me semble très dangereux, car ce qu’on voit poindre derrière n’est autre qu’un retour au parlementarisme à la française, qui achèverait l’atomisation du paysage politique.
Comment procéder à des coupes budgétaires sans sacrifier le modèle social français ni l’éducation, deux piliers de l’identité républicaine?
La gauche et la droite butent alternativement sur cet écueil. La République est éducative et sociale, cela doit être préservé et il faut même redonner toute leur exemplarité à ces valeurs, qui sont ce que notre héritage a de plus solide. Mais la défense de ces principes sert d’alibi à la prolongation des aberrations qui se sont tranquillement développées dans chacun de ces secteurs. Dès que vous touchez aux abus bien connus du système de santé, genre remboursement des cures thermales ou transports en ambulance, vous êtes accusé de porter atteinte aux conquêtes sociales.
Nous vivons dans la république des avantages acquis, ce qui n’est pas la même chose que la république sociale. Il faut absolument conserver nos principes de solidarité et d’égalité des chances grâce à l’école. Mais on ne peut le faire valablement qu’en dissociant ces grands principes des pratiques irrationnelles et gaspilleuses auxquelles leur mise en oeuvre a donné lieu. Pourquoi, ainsi, avons-nous l’enseignement secondaire le plus cher du monde? Sur la plupart de ces sujets, les réponses sont assez connues et ont fait l’objet de rapports éloquents. La tâche politique d’aujourd’hui est de dénouer ces liens malsains et de sauver les principes en les mettant à l’abri des dévoiements qui les obscurcissent.
Pourquoi les différents responsables politiques n’arrivent-ils pas à parler vrai?
Il faut dire à leur décharge que la tâche est réellement délicate. Ils ne veulent pas être accusés de toucher à des acquis fondamentaux du point de vue de l’héritage historique français. Mais, si on n’y touche pas, c’est tout le modèle français qui s’affaissera, chacun le sait. Ce suspense alimente l’anxiété de la population, tiraillée entre l’impression d’aller à la faillite, d’assister à la décrépitude des institutions sociales, et la peur de voir les principes fondamentaux remis en question. Statu quo impossible, mouvement impossible : c’est l’impasse dont il faut sortir. Ce qui est sûr, c’est que ce contexte exige des acteurs de talent.
Croyez-vous que François Hollande puisse encore agir?
Il a commis une erreur fatale de diagnostic, en se trompant sur le retour de la croissance, mais aussi une erreur plus fondamentale, qui consiste à remettre le sort de la communauté politique aux mains de l’économie. Comme si, par son fonctionnement cyclique, cette dernière allait régler les problèmes en les anesthésiant sous une croissance retrouvée. D’abord, nous voyons apparaître un monde sans croissance, en tout cas dans les pays du Nord développés et industrialisés. Ensuite, François Hollande s’est engagé dans la mauvaise voie en attribuant à l’économie une tâche qui n’appartienne qu’à la politique.
L’organisation de la société ne peut pas résulter mécaniquement d’un automatisme des circuits économiques dont le responsable politique serait seulement l’arbitre, chargé de la redistribution et de l’équilibre. On attend d’un leader aussi en vue que le président français une proposition sur la mise en forme de l’avenir collectif. Le résultat de cette erreur d’appréciation est l’impression désastreuse qu’il y a un trou noir à l’Elysée.
N’a-t-il pas suffisamment travaillé son rôle?
Il n’a pas travaillé du tout, parce qu’il s’est trompé sur la nature de son rôle. Dans la position d’arbitre qu’il s’est donnée, il est inutile de se creuser la tête pour tracer un plan d’ensemble ; il suffit d’être sympathique, accueillant, intelligent dans la gestion des forces et des personnalités. C’est très prenant, mais pas profond. Cette attitude ne lui est pas particulière. Elle est commune à tous les dirigeants européens actuels. L’incapacité d’une pensée stratégique, l’inaptitude à se projeter dans ce monde globalisé et à définir la place que l’on doit y occuper sont, hélas, les choses les plus partagées par les dirigeants du Vieux Continent.
La gauche n’est-elle pas devenue le vrai camp conservateur, l’idée de réforme étant passée à droite?
L’idée de réforme n’a pas seulement changé de camp, elle a changé de sens. Elle voulait dire un changement pour le mieux, elle est associée désormais au changement pour le pire. C’est pourquoi elle est aussi discréditée auprès de l’opinion. Quand les Français entendent le mot « réforme », ils courent aux abris et se demandent instantanément comment l’empêcher. Il faut leur offrir une perspective positive si on veut réhabiliter l’idée. C’est cette perspective qui manque cruellement à la gauche comme à la droite.
Que pourrait encore entreprendre François Hollande dans le délai qui lui est imparti?
Il est très difficile de réformer le pays, on l’a assez dit, mais François Hollande est le plus irréformable des Français. Depuis deux ans, des gens de bonne volonté n’ont pas manqué de l’alerter des dangers, et il n’a écouté que lui-même. Le système va vraisemblablement lui permettre de perdurer jusqu’en 2017, au prix d’une déprime supplémentaire des Français. Je crois, malheureusement, qu’on ne peut plus rien attendre de Hollande, qui est dans une attitude consistant à limiter les dégâts.
Je sais que la situation et les institutions n’ont rien à voir entre elles, mais je ne peux m’empêcher d’établir un parallèle avec Barack Obama. Tous les deux sont très intelligents sur le plan personnel, profondément sympathiques, pleins de bonnes intentions, et néanmoins incapables d’exercer de façon convaincante la fonction qui leur échoit. C’est un mystère qui doit nous faire réfléchir sur ce que devient la politique dans notre monde actuel.
Est-ce que la vie privée de François Hollande a discrédité la fonction présidentielle?
François Hollande a été très rapidement disqualifié politiquement. Mais il apparaissait du moins comme un homme qui dominait avec un certain bonheur une vie sentimentale typique des tribulations d’aujourd’hui. Le voici aujourd’hui dépassé dans sa vie privée comme dans la vie publique. Il a géré avec inélégance, grossièreté et désinvolture une situation qui aurait été difficile pour tout le monde, mais dont il s’est mal dépêtré.
Il est atteint en tant qu’homme, il ne paraît maître de rien, pas même de lui-même. L’image de la personne privée compte de plus en plus en politique. Dans la mesure où les clivages s’estompent, où les programmes n’ont qu’une portée relative, une grande partie du jugement des citoyens se forme autour de la personnalité des candidats ou des gouvernants. L’autorité qu’ils leur accordent ou non dépend moins de leurs idées que de ce qu’ils devinent de leur manière d’être.
Propos recueillis par Christian Makarian