Claude Lefort, un penseur du politique
Le philosophe Claude Lefort, né en 1924, est mort le dimanche 3 octobre à l’âge de 86 ans. Il avait consacré sa vie à réfléchir aux ressorts de la démocratie et des totalitarismes. En 1999, il avait accordé à Sciences Humaines un long entretien (cliquer ici).
Le philosophe Claude Lefort s’est éteint dimanche, à l’âge de 86 ans, des suites d’un cancer. Penseur du politique, il est considéré comme un théoricien majeur de la démocratie et l’un des pionniers de l’antitotalitarisme en France.
Né en 1924, ce disciple de Maurice Merleau-Ponty adhère très jeune aux idées marxistes, tout en restant critique à l’égard de l’Union soviétique. En 1947, il fonde avec Cornélius Castoriadis la revue Socialisme ou Barbarie, qui combat le stalinisme et développe un marxisme anti-dogmatique. La lecture de L’Archipel du goulag d’Alexandre Soljenitsyne constitue pour Claude Lefort un véritable choc qui le conduit à rompre définitivement avec le trotskisme.
La démocratie inachevée
Agrégé de philosophie, enseignant à l’université de Caen, puis directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales au sein du Centre d’études politiques Raymond-Aron, Claude Lefort signe avec Edgar Morin et Cornelius Castoriadis son premier livre sur les événéments de mai 68, qu’il interprête très favorablement, comme un moment démocratique (La Brèche, 1968). Grand spécialiste de Machiavel, auquel il consacre sa thèse sous la direction de Raymond Aron (Le Travail de l’œuvre Machiavel, 1972), Claude Lefort développe une pensée originale et profonde qui contribue à la fois à l’intelligence des totalitarismes et à celle de la démocratie.
Dans L’Invention démocratique (1981), Essais sur le politique (1986) et Ecrire à l’épreuve du politique (1992), il met notamment en évidence le caractère inachevé – et constamment créatif – de la démocratie. Selon lui, la démocratie diffère des régimes totalitaires en ce qu’elle laisse place à l’expression des conflits et des désaccords, sans sombrer pour autant dans le désordre ou la guerre civile. Pour que la paix sociale se perpétue, les individus doivent perpétuellement renégocier le pacte civil qui les unit, à travers le débat public ou les élections. C’est le sens de l’expression célèbre de Claude Lefort : en démocratie, le pouvoir est un « lieu vide », qui reste sans cesse à reconstruire, à recréer et à repenser.
Marcel Gauchet : « Claude Lefort a indiqué la voie«
L’œuvre de Claude Lefort a inspiré de nombreux penseurs contemporains, parmi lesquels Pierre Manent, Pierre Rosanvallon, dont il a dirigé la thèse de doctorat à l’EHESS, ou Marcel Gauchet, dont il a dirigé le mémoire de maîtrise, sur Freud, à l’université de Caen.
Au lendemain de sa mort, le philosophe Marcel Gauchet, auteur notamment du Désenchantement du monde ou de La démocratie contre elle-même, retient l’image d’un très grand professeur et d’un analyste pénétrant du fait politique. « C’est lui qui m’a révélé le domaine qui a été le mien toute ma vie, témoigne Marcel Gauchet, contacté par scienceshumaines.com. Il était un professeur extraordinaire, de ceux qui vous donnent le sentiment d’être plus intelligent quand il vous écoute. D’une grande érudition et d’une grande curiosité, il pouvait parler de n’importe quoi et vous mettait en contact direct avec la pensée. Nous avons souvent divergé, et sur de nombreux points, mais je retiens qu’il m’a indiqué le point de départ : il m’a montré, alors que j’étais un jeune gauchiste libertaire, que les explications trotskistes ne suffisent pas pour rendre compte du phénomène stalinien. Il m’a indiqué que la démocratie ne pouvait en aucun cas se résumer à une superstructure du capitalisme, pas plus qu’à un système de normes juridiques et institutionnelles. En montrant que la sortie du marxisme devait nécessairement passer par une réflexion sur le politique, il a indiqué une voie particulière, à la fois intellectuelle et politique, à toute notre génération. »
Héloïse Lhérété
Les principales publications de Claude Lefort
• La Brèche, en collaboration avec Edgar Morin, Paris, Fayard, 1968.
• Éléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Droz, 1971.
• Le Travail de l’œuvre, Machiavel, Paris, Gallimard, 1972 (republié coll. « Tel », 1986).
• Un Homme en trop. Essai sur l’archipel du goulag de Soljénitsyne, Paris, Le Seuil, 1975 (republié, Le Seuil poche – 1986).
• Les Formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978.
• Sur une colonne absente. Autour de Merleau-Ponty, Paris, Gallimard, 1978.
• L’Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981.
• Essais sur le politique : XIXe et XXe siècles, Paris, Seuil, 1986.
• Écrire à l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992. Traduit en anglais par David Ames Curtis, traducteur de Castoriadis, et paru en 2000 sous le titre « Writing: The political test » (Duke University Press)
• La Complication, Paris, Fayard, 1999.
• Les Formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, «Folio Essais», 2000.
• Le Temps présent, Paris, Belin, 2007.