Article paru dans le Hors-série n°25 de Philosophie Magazine (mars-avril 2015).
« Les attentats terroristes commis en janvier 2015 à Paris au nom de l’Islam « ne sont intelligibles que dans le cadre conceptuel de la sortie de la religion », avez-vous affirmé. C’est un peu paradoxal non ? Est-ce que cela ne relève pas d’une philosophie de l’histoire de type hegelien ?
Vu de loin, cela peut paraître en effet y ressembler. Mais en réalité, l’idée est très différente. D’abord, je ne dis en rien que ces fondamentalistes meurtriers sont les agents d’une quelconque ruse de la raison. Il n’y a pas de telos qui conduirait nécessairement vers la sortie de la religion regardée comme le but de l’histoire universelle et qui passerait par eux. La proposition constitue une interprétation factuelle qui ne relève pas d’une logique de l’Histoire. Il n’y a pas de nécessité dans ce processus. Je ne soutiens pas que la sortie de la religion c’est la fin de l’Histoire, à laquelle travailleraient tous les acteurs, qu’ils le veuillent ou non. Il se trouve que le fait central et séminal de l’histoire européenne moderne est à mon sens la sortie de la religion et que ce fait atteint aujourd’hui la planète entière en provoquant des réactions qui ne sont pas sans rappeler des phénomènes de reviviscence religieuse que nous avons bien connus dans notre passé. Des phénomènes dont l’analyse montre qu’ils ont au final contribué à la sortie de la religion contre laquelle ils se dressaient. C’est pourquoi il ne me semble pas illégitime de faire le rapprochement avec les fondamentalismes à l’oeuvre aujourd’hui dans le monde musulman et leurs prolongements terroristes, même si ceux-ci revêtent des formes spécifiques dictées par leur contexte actuel. Ils appartiennent à la même famille. L’un des avantages de la démarche est de prendre en compte ce qu’il y a de juste dans le slogan simpliste que l’on a entendu après les attentats : « pas d’amalgame ! ». Au fond, ce qui est en cause dans le djihadisme, ce n’est pas l’islam en tant que tel, mais une interprétation particulière de l’islam qui se développe dans un certain contexte et sur une frange radicale, sous l’effet de l’inscription contrainte de l’islam dans une modernité qui l’ébranle. Cette interprétation permet de comprendre à la fois le lien avec l’islam, qui est certain, et le fait qu’il ne s’agisse pas de l’islam en tant que tel.
D’une manière générale, vous soutenez que « les retours les plus tyranniques du fondamentalisme travaillent en profondeur à la sortie de la religion ». N’est-ce pas une manière d’effacer un événement qui remet en cause votre thèse ?
Tout est dans le « en profondeur ». Parce qu’effectivement, en surface, ces phénomènes accréditent la thèse d’un retour du religieux – une thèse que l’on m’a objecté plus d’une fois, vous vous en doutez, depuis que j’ai publié Le Désenchantement du monde, en 1985. A cette date, il y avait déjà eu la révolution islamique iranienne de 1979, un évènement qui m’a fait beaucoup réfléchir sur ce contraste entre la surface et le fond.
Justement. Avant d’aborder l’actualité du fondamentalisme et pour mieux la comprendre, allons d’abord dans la profondeur historique des choses. Faisons le détour par les concepts et par l’histoire longue. Comment définissez-vous « la sortie de la religion » ? Qu’est-ce le « désenchantement du monde » ?
J’ai repris cette expression de Max Weber à titre d’hommage et afin de m’inscrire dans la suite de sa réflexion, mais j’ai peut-être eu tort, car la sortie de la religion est bien différente de ce que Weber met sous la notion de « désenchantement du monde ». Il lui donnait une signification technique : « la fin de la magie comme technique de salut ». Il a élargi la notion par ailleurs en la liant à la rationalisation caractéristique de la modernité. Or il s’agit selon moi d’un phénomène beaucoup plus vaste : la dissolution de la religion entendue comme mode d’organisation de l’établissement humain. Pour nous, modernes, la religion consiste en des croyances métaphysiques individuelles assises sur le sentiment et relatives à la destinée humaine, à l’au-delà, à la sphère de l’invisible. Des croyances – chose remarquable – qui ne sont pas nécessairement associées pour nous à des conduites cultuelles, à des pratiques. Or dans l’histoire longue de l’humanité, la religion ce fut tout autre chose : un mode d’être et de structuration de la société dans son ensemble. Avant qu’elle ne se contracte dans les croyances et le rapport à l’au-delà, la religion avait pour fonction d’informer et d’encadrer le tout de la vie commune. Sur la plus longue durée de son histoire, l’humanité s’est placée sous le gouvernement des dieux. Voilà le sens initial et le plus durable de la religion.
Ce que vous appelez l’hétéronomie…
Au sens littéral : la loi de l’autre. Ce principe d’organisation se décline en quatre dispositions pratiques très précises. Premièrement, la tradition : l’organisation de la société sous le signe de l’obéissance au passé fondateur, de la dette vis-à-vis des modèles ancestraux. Deuxièmement, la domination : un type de pouvoir qui incarne l’assujettissement vis-à-vis d’un au-delà sacral. Troisièmement la hiérarchie : le fait de faire tenir les êtres par leur inégalité de nature et par l’attache du supérieur à l’inférieur. Enfin, quatrièmement : l’incorporation, un type de relation entre l’individu et son groupe à base de soumission au tout collectif – ce que Louis Dumont appelle le « holisme ». Sous des formes infiniment variées, ces quatre dispositions se retrouvent dans toutes les ères civilisationnelles connues de nous.
En regard, la modernité européenne depuis le XVIIème siècle a inventé selon vous un mode d’organisation caractérisé par l’autonomie. Comment la définissez-vous ?
L’autonomie, l’organisation autonome, s’oppose trait pour trait à l’hétéronomie. L’obéissance au passé de la tradition fait place à l’invention pratique de l’avenir, à la production de leur monde par les hommes. Le pouvoir de domination fait place au pouvoir par représentation de la société. La dépendance hiérarchique fait place à l’égalité de nature entre des êtres posés comme indépendants. Enfin, l’incorporation holiste fait place à la priorité logique des atomes individuels sur le tout social, selon le modèle du « contrat social ». La sortie de la religion consiste très précisément dans le passage du monde de l’hétéronomie au monde de l’autonomie. Inutile de dire que ce basculement ne s’est pas fait du jour au lendemain, qu’il fut lent et conflictuel, qu’il a fait l’objet de tentatives réitérées pour le contrer et reconstruire la forme religieuse en train de se défaire. La Réforme protestante, par exemple, que l’on perçoit aujourd’hui comme quelque chose qui a favorisé la sécularisation, se concevait initialement comme une tentative de restaurer le christianisme dans sa pureté initiale et de revenir à la société chrétienne des premiers temps. Tout près de nous, on peut encore comprendre les totalitarismes comme des « religions séculières » qui ont tenté de rétablir la forme religieuse à l’intérieur de la modernité. Aujourd’hui, on peut raisonnablement penser qu’en Europe tout du moins le processus de « sortie de la religion » est arrivé à son terme – qui n’est pas la fin de l’histoire ! La norme collective s’est définitivement déconnectée de la religion qui est devenue conviction personnelle. C’est ce qui constitue « l’exception européenne » à la surface du globe où le processus s’est introduit partout, mais où il est très inégalement avancé.
En admettant que les religions aient eu une fonction essentiellement politique avant de devenir des croyances personnelles, comment expliquer que les mêmes credo ait pu “servir” à deux choses aussi différentes qu’organiser la Cité et fournir une explication métaphysique à la destinée individuelle de chacun? Comment les croyants peuvent-ils continuer de se référer aux mêmes dieux, aux mêmes textes, aux mêmes rites s’ils attendent tout autre chose de la religion? Dans votre approche, la notion de religion ne recouvre-t-elle pas des phénomènes radicalement différents?
Permettez-moi de vous faire remarquer que ce que vous regardez comme des choses très différentes sont au contraire des choses logiquement liées. S’il existe un absolu divin qui préside aux destinées humaines, il est assez normal de penser qu’il commande aussi la forme de la communauté humaine. C’est la dissociation moderne qui est singulière et problématique. Mais dans tous les cas, il est vrai, il y a un décalage entre la dimension structurelle et la dimension intellectuelle de la religion – sa traduction en croyances, représentations, théologies. Les deux registres ne s’ajustent pas exactement et l’histoire montre qu’il existe une dialectique permanente entre les deux. L’une bouge et a des effets sur l’autre et réciproquement. Prenons un exemple. Un catholique européen du 19e siècle était généralement convaincu que, la vérité étant révélée, le fondement de la vie en société est l’autorité. Celle-ci ne fait que traduire politiquement le principe de révélation. C’est ce qui fait que les catholiques ont longtemps adhéré à la monarchie, mais également qu’ils aient pu admettre l’infaillibilité pontificale — proclamée comme un dogme en 1871 ! Aujourd’hui, le même catholique fervent, opposé à l’avortement et au mariage pour tous, continue de se référer à la révélation – il en attend même son salut. Cependant l’idée que la révélation impliquerait un appareil d’autorité politique dominant la société, s’incarnant dans une hiérarchie, imposant la loi du groupe aux personnes, lui semble surréaliste. L’Eglise a beau se présenter à ses propres yeux comme la source de toute autorité, il fait le tri dans ce que le pape préconise et ne croit plus guère en l’Enfer. Disons même qu’il ne sait plus ce que l’Enfer peut bien vouloir dire. Ce sont les mêmes textes, la même ferveur de la foi, mais leur portée a complètement changé. On voit bien sur cet exemple que les mêmes croyances peuvent servir à des visions du monde différentes, et s’y intégrer. Sous cette évolution, il y a une transformation structurelle de l’organisation collective qui a changé l’idée des rapports entre l’ici-bas et l’au delà. Regardez la manière lumineuse dont Jacques Le Goff a raconté la naissance de l’idée de purgatoire au Moyen Âge. Il y va d’un changement considérable: le passage d’une doctrine de la grâce et du salut qui s’applique à une minorité d’hommes parfaits – les moines, qui sont à part de la société – , à une Église qui décide de prendre en charge le salut de tout le monde. Problème : entre les salauds qui vont en enfer et les saints, il y a tous ceux dont on ne sait pas quoi faire, qu’on ne veut pas damner directement, mais qu’il faudra faire passer par un sas… D’où l’idée de purgatoire. Or, comme le montre Le Goff, c’est le changement de structure sociale — l’univers urbain, le monde des marchands, l’essor d’une société paysanne renouvelée — qui impose une autre interprétation du salut. En même temps que la société change, l’imaginaire religieux se transforme et le dogme avec lui. Dans l’autre sens, la Réforme que nous évoquions à l’instant est là pour montrer comment des idées théologiques peuvent mettre en branle les structures politiques et sociales.
Qu’est-ce qui distingue la “sortie de la religion” de la “sécularisation”? Une notion discutée par les philosophes Karl Lowith et Hans Blumenberg et que vous récusez à votre tour…
Le concept de sécularisation est équivoque, il veut dire deux choses contradictoires. Le premier sens, le plus originel, renvoie au droit canon. Dans ce contexte, “sécularisation” signifie que l’Église rend au domaine séculier un domaine qui appartenait à la puissance spirituelle. C’est l’abandon du domaine séculier à lui-même. L’Église renonce à s’en occuper. La religion n’a plus son mot à dire sur cette partie de la vie qui est en dehors des choses sacrées. La deuxième acception du concept signifie exactement l’inverse: c’est l’injection du religieux dans le siècle. C’est la fameuse formule de Carl Schmitt : « tous les concepts politiques sont des concepts théologiques sécularisés ». On croit qu’on est séculier, mais en fait on parle de religion sans le savoir. La première thèse a pour défaut de laisser croire qu’en s’en allant la religion laisse le siècle en l’état. La seconde thèse ne nous explique pas ce que deviennent les concepts théologiques une fois sécularisés. Or, ils ne se contentent pas de basculer d’un registre à l’autre, ils changent de sens dans l’opération. Bref, sous le mode du retrait de la religion hors du siècle ou du transfert dans le siècle de concepts religieux, la sécularisation ne saisit pas ce qui est le plus décisif: la métamorphose du siècle. La société change du tout au tout en échappant à l’emprise du religieux. C’est cette transformation que le concept de sortie de la religion a pour ambition de cerner.
Selon vous, la sortie de la religion n’est pas seulement le produit de l’histoire européenne moderne. Elle tire son origine du christianisme qui aurait été, selon votre expression, « la religion de la sortie de la religion ». Pouvez-vous préciser ce point, assez crucial par rapport à l’actualité ?
Une précision d’abord. Je ne parle pas de l’essence du christianisme. Mais d’une virtualité inscrite dans le christianisme qui aurait pu ne pas s’actualiser si elle n’avait rencontré un contexte historique très précis qui lui a permet de déployer ses conséquences. En quoi consiste la singularité chrétienne ? Dans l’événement christique de l’incarnation. Que signifie cet événement ? D’un mot, le christ est un « messie à l’envers ». La figure du messie était celle d’un roi, d’un conquérant envoyé par Dieu pour réunir les hommes en son nom. Avec Jésus, l’homme-dieu apparaît comme une figure sans pouvoir qui atteste ici-bas, en sa personne et en son destin, la dissociation entre le visible et l’invisible. Il vient signifier la double extériorité de Dieu par rapport au monde et de l’homme par rapport à la création. Cette place symbolique occupée par le Christ a cependant du attendre le contexte de la fin de l’Empire romain d’Occident et le tournant du 11ème siècle pour commencer à produire tous ses effets. Quand je dis que le christianisme a été la religion de la sortie de la religion, je dis donc seulement qu’il a été la seule religion, à avoir des dispositions spécifiques rendant possible une sortie endogène de la religion. La meilleure preuve qu’il ne s’agissait pas d’un programme automatique génétiquement inscrit dans le christianisme est que dans un contexte différent, à Byzance, là où l’empire romain s’est continué, le christianisme oriental n’a pas amorcé de développements comparables.
Avec le christianisme, Dieu s’absente du monde au travers même de son plus éminent représentant et laisse ainsi la place, virtuellement, à l’action intramondaine sous le mode de la science, de la technique ou de la politique. Cette absence de Dieu n’est-elle pas aussi présente, même si différemment, dans les deux autres monothéismes ? En quoi sont-ils moins ouverts à l’idée que les hommes puissent penser par eux-mêmes et se gouverner eux-mêmes ?
Le cas du judaïsme est fascinant, parce qu’il a eu à se redéfinir comme religion diasporique. La codification rabbinique intervient dans la dispersion provoquée par l’exil hors de la Palestine perdue. Du coup, le judaïsme s’est conservé à l’identique en se coupant du politique, en renonçant, par son extra-territorialité vis-à-vis des sociétés où il est accueilli, à se constituer autour d’une autorité sacerdotale — ce qu’il était dans le judaïsme du Temple. Il définit donc une orthopraxie très rigoureuse, identitaire, à usage interne, qui renonce à commander les sociétés où il s’insère en situation minoritaire. Son problème est de trouver un modus vivendi avec elles, tout en conservant une tradition religieuse définie en interne comme une identité. Cette identité peut rester très forte puisqu’elle n’est plus soumise à la dialectique du dedans et du dehors. En dépit de quelques soubresauts, ce dispositif s’est immunisé contre l’interaction avec la structure temporelle. L’a-politisme du judaïsme est un cas exceptionnel, qui tient aux aléas de l’histoire. Les autres ne peuvent pas faire comme lui : le brevet est unique et à usage exclusif.
Qu’en est-il de l’Islam?
La première et fondamentale singularité de l’Islam, est d’arriver après les deux autres monothéismes et de se définir par rapport à eux. Dans le creuset d’origine de la prophétie mahomédienne, les juifs et les chrétiens font partie de l’environnement. L’Islam est une systématisation et simplification de ce qui s’est construit dans le judaïsme et le christianisme. Cela fait d’ailleurs partie de son autocompréhension : il se pense comme un achèvement de la révélation. Du coup, ce n’est pas une religion ouverte a priori à une interrogation sur son propre destin. Elle a d’emblée une identité historique claire : le Sceau de la Prophétie ! Cela ne porte pas à la remise en question. L’une des grandes questions du christianisme occidental porte sur la forme institutionnelle que l’Église a donnée au christianisme : est-ce la bonne façon d’entendre le message de l’Évangile? Dès le 11e siècle, il y a des gens pour remettre en question l’existence du clergé. Cette interrogation sur l’institutionnalisation chrétienne n’a cessé de travailler l’Europe, jusqu’à déboucher sur la rupture interne majeure de la Réforme. Elle n’a jamais eu lieu dans l’islam, si ce n’est dans la lutte entre les sunnites et les chi’ites. Mais les chi’ites et les sunnites se sont purement et simplement séparés : il n’y a pas eu discussion, échange d’interprétations, dispute dogmatique – avec tous les effets que cela peut avoir. En plus de quoi, seconde singularité, l’islam s’établit dans une conquête : il crée un empire à vocation mondiale. C’est la concrétisation de l’unicité divine traduite dans l’unicité de l’Umma musulmane. L’Umma est, comme tous les empires, composite : on s’adapte localement, on transige avec les indigènes. Mais cela se produit sur le fond de cette incarnation terrestre qui s’effectue par la conquête et qui coïncide avec l’espace politique impérial que se donne l’islam. Cela a joué puissamment dans la manière dont l’Islam a compris le mouvement de la vérité divine. Enfin, et ce dernier élément n’est pas le moindre : l’islam est une doctrine de la révélation qui se donne comme la vérité directe, la parole incréée de Dieu ! Pas d’intermédiaires ! Le Prophète est un exemple pour tous les musulmans, mais il ne participe pas du divin, ce n’est pas le Fils de Dieu. Il n’y a donc pas lieu de se demander quel rapport il entretient avec celui qui l’envoie. Le Prophète Mohamed a reçu purement et simplement la vérité de Dieu. Du coup, la question de la transmission ne se pose pas. Dans la révélation judaïque, la grande question est de savoir si le peuple élu de Dieu est fidèle à l’Alliance et aux desseins de son seigneur! Cela alimente une interrogation indéfinie sur les clauses de ce lien. Le judaïsme est la religion de l’interprétation par excellence. Le christianisme est une interrogation sur ce que le Christ a vraiment voulu dire et sur le sens de sa venue parmi les hommes. Et, au-delà du Christ, une interrogation sur le prolongement de sa prédication dans une Eglise. Jésus a dit : « Tu es Pierre et sur cette pierre je construirai mon église. » Mais que voulait-il dire par là ? Pas forcément qu’il fallait faire la curie romaine et le Vatican ! Il y a lieu d’en discuter ! A l’inverse, on ne discute pas le Coran. On discute la manière dont on va appliquer ses prescriptions. Il y a abondance d’exégèses. Mais c’est une exégèse qui n’a pas le même statut : ce n’est pas « quel est le sens de la révélation divine ? » mais « quelles conséquences pratiques doit-on en tirer dans toute une série de décisions quotidiennes ? » C’est très différent ! L’essentiel de la révélation étant littéralement contenu dans le Coran, cela n’appelle pas de métaphysique sur la manière dont nous est parvenue cette révélation.
Etrangement le Prophète apparaît d’autant plus intouchable qu’il n’est pas une figure sainte ? Comment expliquer ce point?
C’est le point clé du dispositif coranique – et cela explique l’hyper-sensibilité musulmane à tout ce qui touche la figure du Prophète. Le Christ, incarnation de l’absence de Dieu, est un personnage indéchiffrable. Sa nature est le mystère. Tandis que le Prophète est celui par lequel passe entièrement la révélation : dès qu’on y touche, on touche à ce qui est le canal de la vérité ultime. Il n’est pas Dieu, c’est un homme, mais il a une importance stratégique encore plus grande que le Christ pour les chrétiens, ou que Moïse pour les juifs qui n’est que le fondateur d’une lignée généalogique dont on peut dire du mal sans ébranler aucun rabbin. Alors que l’exemplarité humaine du Prophète doit être à la hauteur de la mission d’exception qui lui a été confiée. Pas question de plaisanter sur ses côtés par trop humains !
La révélation islamique serait donc moins propice à l’interprétation, par son statut même?
La révélation de l’islam est la révélation des révélations : elle a réfléchi sur les révélations précédentes, qui étaient fragiles. L’Alliance avec Dieu ? Elle est précaire, tant les partenaires sont disproportionnés. Le Christ, Fils de Dieu ? C’est lui qui le dit, et cela ne va pas sans problèmes insondables ! En revanche, un texte au travers duquel Dieu lui-même communique ses ordres en passant par un homme qui n’est qu’un simple truchement, c’est une révélation qui s’auto-immunise d’avance contre toute contestation de son statut de révélation. La révélation islamique atteint l’absoluité de ce qui peut être conçu comme révélation par l’imagination humaine. Cela fait la grandeur religieuse de l’islam. Mais cela pose quelques problèmes également. Si la vérité vient d’au-dessus de l’homme, comment l’homme peut-il être à la hauteur de cette vérité ?
Le Moyen-Age ne fut-il pas pour l’Islam, comme pour le christianisme, le moment où, avec l’appropriation philosophique du message coranique par des philosophes comme Avicenne ou Avéroès, s’est ouvert l’espace de l’interprétation de la foi par la raison? Ou ce moment a-t-il compté pour rien dans le monde musulman?
C’est une question difficile. Pour répondre, il faut d’abord préciser que toutes les révélations sont ouvertes, par le seul fait d’être des révélations, à un travail interne de rationalisation: il faut mettre à portée de la raison de l’homme le sens de la révélation. L’islam était tout à fait ouvert à une rationalisation et il avait la philosophie grecque à disposition pour mener ce travail. Ce travail de rationalisation a eu lieu et il a eu une empreinte forte dans la manière dont l’islam s’est compris lui-même. Mais la question-clé, c’est le contexte historique dans lequel cette reconstruction philosophique est tombée. Dans l’Occident chrétien, ce travail de rationalisation s’est opéré, à partir du 11ème siècle, dans un contexte social, politique, religieux, — la réforme grégorienne, la féodalité, les monarchies territoriales, les villes –, qui l’a branché directement sur la dynamique collective et lui a procuré un élan qui n’allait plus s’arrêter. C’est ce contexte décisif qui ne s’est pas trouvé, au moment où les philosophies de l’islam ont prospéré. Qui plus est, j’oserais avancer que ces philosophies n’avaient pas vocation interne à infléchir le cadre social dans lequel elles s’inséraient. Leur pente fondamentale était mystique. Cette grossière simplification demanderait de longues explications. Disons que la philosophie musulmane, dans son axe principal, est d’une inspiration néo-platonicienne qui joue dans le sens du retrait de la société. Même si elle a marqué les esprits, elle n’a pas modifié la manière dont le Coran influait sur la société.
Le besoin de théologie et de philosophie fut donc très différent dans l’histoire chrétienne et l’histoire musulmane?
C’est ce que l’histoire me semble montrer. La théologie est essentielle au christianisme parce qu’il ne fournit pas de Loi pour encadrer l’existence, à la différence du judaïsme ou de l’islam. Il ne peut étayer son emprise sur la société qu’à partir d’une explicitation légitimante des raisons de la foi. C’est une part importante de la mission de l’Eglise, institution originale qui n’a pas, là non plus, son équivalent dans l’islam, en tout cas sunnite. L’islam est égalitaire dans l’accès à la révélation. Chaque croyant peut se référer directement à Dieu. Les musulmans peuvent être curieux ou avides d’entendre des sages interpréter le Coran et commenter l’actualité à sa lumière. Mais ils n’ont pas besoin d’une autorité spirituelle pour se guider. Ils savent ce qu’ils ont à faire selon le texte incréé. Il faut juste des spécialistes, des docteurs de la loi, les oulémas, pour en clarifier les implications. La théologie et la philosophie représentent dans ce cadre des suppléments d’intelligibilité éventuellement bienvenus, mais nullement indispensables à son fonctionnement. On peut très bien vivre l’islam sans théologiens. Aussi le littéralisme juridique l’a-t-il emporté sur l’explicitation théologique et philosophique, avec la voie mystique, le soufisme, comme alternative ou contrepoids. Dans le christianisme, il faut non seulement des théologiens, mais des théologiens qui parlent de ce que doivent croire et faire les fidèles. Ce qui fait que les fidèles ont tendance à s’emparer de ce que racontent les théologiens pour bâtir leur propre théologie. D’où des confrontations et des contradictions dynamiques qui n’ont que marginalement joué dans l’univers de l’islam.
En admettant que le christianisme ait été le seul à introduire un dispositif métaphysique dont la décantation allait permettre aux hommes de s’émanciper de la tutelle des dieux, la sortie de la religion opérée en Europe dans le fil de l’invention chrétienne s’est aujourd’hui répandue à l’échelle du globe, selon vous. “La mondialisation actuelle, allez-vous jusqu’à dire, est une mondialisation de la sortie de la religion”. Pouvez-vous préciser ce point?
La sortie de la religion a cessé d’être un phénomène occidental pour devenir un phénomène mondial. Parce que… la mondialisation, tout simplement, qui va bien au-delà de l’économie. Elle ne se réduit pas aux circuits financiers : elle consiste dans l’appropriation généralisée, par l’ensemble des sociétés de la planète — à des degrés inégaux, évidemment — des outils intellectuels et matériels fabriqués par l’Occident à la faveur du processus de la sortie de la religion. Au travers des sciences, des techniques, du calcul économique, c’est l’esprit tout entier de l’organisation autonome qui s’introduit. A la différence de la première mondialisation, imposée sous le mode de l’impérialisme colonial, la seconde mondialisation que nous vivons aujourd’hui est une occidentalisation culturelle du globe en même temps qu’une désoccidentalisation politique. L’Occident n’envoie pas ses missionnaires à travers la planète pour prêcher à tous: “sortez de la religion !” Il se contente de diffuser ses produits, mais ceux-ci contiennent la sortie de la religion comme message implicite. Le cadre qui est le nôtre s’impose à l’ensemble des sociétés de la planète, y compris à des traditions spirituelles et à des civilisations religieuses qui n’avaient pas nécessairement dans le noyau de leur identité primordiale les éléments prédisposant à ce processus. Nous imposons de fait, involontairement, la sortie de la religion, de l’extérieur, à des sociétés qui ne l’auraient pas développée de l’intérieur. Ce qui produit des secousses profondes, parentes, mais forcément différentes de celles que ont surgi chez nous où le processus était endogène et s’est étalé sur plus de cinq siècles. La mondialisation est un défi identitaire pour toutes les sociétés parce qu’elle les oblige à se regarder de l’extérieur d’elles-mêmes, au lieu de se contenter de l’identité interne à laquelle elles étaient habituées. Et dans les sociétés qui sont encore pétries de structurations hétéronomes, qu’il s’agisse de la place la famille ou des rôles sexués, cette réaction identitaire emprunte le mode de la réaffirmation du religieux.
C’est dans ce cadre que surgit donc le projet fondamentaliste?
On peut le définir comme le projet de rendre à la religion la position de clé de voûte de l’organisation collective. Cela peut emprunter plusieurs formes : un identitarisme culturel exacerbé, un fondamentalisme crispé sur la lettre de l’observance (dans le cadre de l’islam, le salafisme d’inspiration wahhabite) ou encore la forme plus radicale du djihad, du combat pour la reconquête contre l’Occident d’où provient la malédiction. Le spectre des réactions est assez large et peut aisément glisser d’un degré à l’autre. On commence par la défense d’une identité. On passe à la ressaisie de la tradition qui est derrière, puis à la reconstruction de la communauté des croyants, pour arriver à l’affrontement avec l’ennemi qu’il faut détruire pour parvenir à ses fins. Dans sa version radicale, le fondamentalisme est cependant un projet éminemment contradictoire. Car il procède par des vecteurs séculiers qui sont aux antipodes de la forme religieuse de la vie collective qu’il veut restaurer. Le fondamentaliste incorpore ce qu’il combat parce qu’il s’efforce de le dominer. Pour ressaisir le passé idéalisé, il se comporte en moderne malgré lui. Il se pose en rupture avec la tradition, il conteste les autorités instituées, il s’affirme dans son individualité croyante. Mais du coup le projet est miné de l’intérieur par une tension entre l’individualisme religieux de ses acteurs et le projet hétéronome de placer la totalité de l’existence individuelle et collective sous l’autorité de Dieu. Les moyens sont incompatibles avec le but. La contradiction est à son comble chez nos djihadistes de la dernière génération qui sont des croyants auto-convertis, auto-formés, auto-radicalisés. Ils sont portés par une motivation essentiellement personnelle, mais ils sont prêts à mourir pour la cause qui leur permet d’exister comme individus en se niant comme individus.
On parle souvent de “fascisme vert” à propos de l’islamisme. Qu’est-ce qui distingue le fondamentalisme du totalitarisme?
L’une des composantes fondamentales des totalitarismes est de se situer dans l’Histoire moderne et de s’en présenter comme l’aboutissement au nom d’une science de l’Histoire, que cette science soit la dialectique matérialiste du marxisme-léninisme ou la doctrine de la lutte des races dans le cas nazi. Ce sont des régimes du futur. C’est d’ailleurs le fond essentiel de la séduction qu’ils ont exercée ! Incarner l’avenir, la jeunesse du monde : c’était leur meilleur argument de propagande. A l’opposé, l’autoritarisme religieux des régimes islamiques ou du projet islamiste, se place fondamentalement sous le signe d’une ressaisie du passé. Et ça change tout ! Parce que la religion ne couvre qu’une partie de la vie collective, dans les faits, même si elle veut inspirer l’ensemble, et qu’elle reste ouverte, en dernier ressort, à l’interprétation des croyants. Il s’agit de rétablir les règles extérieures des observances de l’islam, de cloîtrer les femmes à la maison, mais pour le reste ils n’ont pas grand-chose à proposer. La charia fonctionne en principe comme une loi générale, mais en réalité, elle laisse beaucoup de choses en dehors d’elle. Quelle que soit la pesanteur de l’autoritarisme religieux, elle laisse une marge de manœuvre pour les consciences beaucoup plus grande que pour l’emprise totalitaire qui était doctrinalement totale. La science de la société pénétrait celle-ci de part en part et justifiait l’intervention du parti qui en en avait le monopole dans le moindre de ses recoins. Le contenu religieux constitue à sa manière une barrière aux prétentions du pouvoir qui s’en réclame de modeler l’homme et la société.
Le projet d’emprise du fondamentalisme islamiste se manifeste au premier chef par la volonté de dominer les femmes. Pourquoi cette focalisation obsessionnelle sur le statut des femmes?
En Occident, la révolution féminine est la dernière grande révolution de l’égalité. Les fondamentalistes sont convaincus que s’ils lâchent là-dessus, ils devront lâcher sur tout le reste. Cela indique à quel point leur projet se définit en fonction de ce qu’ils comprennent de l’Occident. Car leur société traditionnelle ne se réduisait pas à la soumission des femmes. Mais ils ne retiennent que cela du passé. C’est le signe qu’ils ont de la peine à concevoir véritablement ce qu’était une société religieuse. Ils s’arrêtent à ses signes extérieurs.
Si l’on revient maintenant aux djihadistes qui ont commis les attentats de Paris, ils n’étaient pas issus du dehors de l’Occident, c’étaient des citoyens français. Comment expliquer leur conversion au djihadisme ? Si la sortie de la religion avait été aussi profonde en Europe que vous le soutenez, l’appel de la réaction fondamentaliste pourrait-il “prendre” sur de jeunes citoyens français ayant des rapports distendus avec l’islam et la culture musulmane…
La conversion religieuse – on devrait s’en souvenir tant ce fut crucial dans notre propre histoire – est le moyen le plus fort pour se poser comme un individu quand on a des difficultés d’accès à cette position-là. Elle vous apporte une vision profondément individuelle de votre destin. C’est une promesse extraordinaire. Qu’est-ce que notre société ambiante a à offrir à des jeunes désocialisés, qui se sentent exclus et humiliés, pour devenir vraiment des individus ? Car on devient individu, on ne l’est pas de naissance. A eux, on leur dit qu’ils le sont, mais ils sentent qu’ils ne le sont pas vraiment. Là tout d’un coup avec ce projet d’adhésion à un credo et d’emprise sur les autres ils accèdent à l’individualité dans sa plénitude. Il s’agit d’une offre spirituelle qui répond certes à des difficultés sociales et psychologiques mais qui une puissance d’attrait intrinsèque. La sortie de la religion se traduit ici même en Occident pour nombre d’individus par le malheur personnel. Cela peut même être l’enfer pour pour des raisons qui ne se réduisent pas aux conditions matérielles et à la pauvreté – comme on tend trop souvent à le considérer. Comme l’ont fait observer les économistes du bonheur, on peut vivre dans une société d’épouvantable pauvreté et être heureux. Et vivre au milieu d’une société d’abondance et être malheureux. Car il y a pire malheur que la pauvreté : c’est le sentiment de déréliction personnelle. D’autant qu’il n’y a plus aucun projet collectif de dépassement de la société présente. Il n’y a plus de figure politique de l’avenir. Qu’est-ce qui reste quand le futur d’une promesse d’émancipation politique se dissout? Le passé et l’identité. Et quelle est la figure par excellence du passé, la figure qui fait antithèse par rapport au présent ? Celle de la religion. Dans une société du no future, l’appel du passé est une manière extrêmement simple de lire le malheur du monde présent, et le sien propre. Il explique le mal et il fournit le remède : « C’est parce qu’on s’est détournés de la religion que nous sommes dans cette situation… Retournons-y et tout ira bien ! »
En faisant du fondamentaliste djihadiste un produit de la sortie de la religion, vous semblez assuré que ce phénomène réactif sera ultimement absorbé par la sortie de la religion. Mais êtes-vous bien sûr que la sortie de la religion est un phénomène irréversible ?
Je n’ai pas la prétention de me prononcer sur ce point ! J’observe seulement que, jusqu’à présent, cette expansion a intégré toutes les oppositions qui se sont dressées devant elle. Et il y en a eu ! Cela a pris cinq siècles en Occident, et des siècles marqués par des résistances assez prononcées, sur tous les plans — on en a encore de temps en temps des échos lointains comme lors des protestations contre le mariage pour tous. On ne s’entretue plus, mais on voit que les conséquences de ce développement ne sont pas encore digérées par tout le monde, en dépit du fait qu’en Occident cette tendance l’a largement emporté. Et les fondamentalistes protestants américains feraient passer les nôtres pour des enfants de Marie… car ils sont autrement coriaces. A côté de tous les défauts qu’on a pu lui reprocher, la modernité a présenté jusqu’ici suffisamment d’avantages pour que les individus n’aspirent pas à en sortir vraiment. Mais je n’exclus pas du tout de voir apparaître de vrais radicaux fondamentalistes, plus réfléchis, qui ne se fassent plus d’illusions sur la possibilité de trier dans la modernité entre ce qu’ils prennent et ce qu’ils rejettent. Des fondamentalistes du type Amish, en beaucoup plus intransigeants, qui se couperaient totalement de ce que représente l’Occident peuvent voir le jour. La sortie de la religion a été jusqu’à présent un mouvement irrésistible. De solides raisons permettent cependant de penser que des aspirations religieuses profondes, relevant de ce qu’était la forme religieuse ancienne, sont à l’œuvre dans nos sociétés. Quand Houellebecq déclare qu’il croit au retour du religieux, je pense qu’il met le doigt sur une nostalgie profonde à l’œuvre dans nos sociétés. Jusqu’à présent, c’est resté de l’ordre d’une nostalgie. Mais rien ne dit qu’à la faveur de circonstances dramatiques et de scénarios catastrophes, la courbe ne puisse s’inverser. La grande promesse de la modernité, c’est : « Vous serez plus riches, vous vivrez plus vieux, vous serez plus heureux. » Mais si l’on s’appauvrit pour de bon, si l’on a pour de bon de grandes catastrophes écologiques, le ressort peut se briser et le parcours repartir dans une autre direction. Rien ne permet de l’exclure.
“La sortie de la religion c’est la transmutation de la religion en autre chose que la religion” avez-vous écrit. Qu’est-ce que cette « transmutation » ?
La sortie de la religion n’empêche pas que nous restons des êtres qui ont pu être religieux, archi-millénairement, et qui conservent le sens de ce que c’est. Nous sommes de plus en plus nombreux à ne plus adhérer à des croyances religieuses, mais nous restons des êtres disponibles à la religiosité. La sortie de la religion ne signifie pas que nous soyons coupés de l’Homo religiosus qui a dominé toute l’histoire humaine. Entrez dans n’importe quel édifice ou site religieux, vous ressentirez l’ambiance du sacré. Qui peut écouter La Passion selon Saint-Mathieu de Bach sans ressentir l’intensité de la foi qui s’y exprime. Nous avons été religieux — et nous le resterons à tout jamais. C’est de l’ordre d’une disposition anthropologique. Et c’est ce qui fait que les sociétés sorties de la religion sont travaillées par une inquiétude profonde qui cherche son nom. Pour tous ceux qui ne croient plus en Dieu, l’ouverture spirituelle subsiste à l’état latent avec tout ce qu’elle charrie de questions sur la destinée humaine.
Concrètement, comment se décline cette disposition religieuse qui persiste sous la disparition des religions stricto sensu?
C’est d’abord l’ouverture d’un espace intérieur de relation avec soi-même, ce qu’on appelle l’intériorité, qui est une expérience fondamentale des individus dans notre société. C’est dans le rapport individuel avec Dieu qu’a émergé dans notre histoire l’expérience de la conscience et du for intérieur. Mais l’expérience du « soi », non seulement persiste, mais s’est approfondie en fonction de l’éclipse des dieux. Elle va volontiers chercher des traductions spirituelles, d’ailleurs. Cela alimente le succès des religions orientales, le bouddhisme en particulier, avec lesquelles les occidentaux entretiennent un rapport basé sur un contresens très significatif – ils en attendent un renforcement de l’intériorité là où il s’agit à l’origine de la dépasser. Ensuite, il y a tout le domaine de la connaissance, qui est en vérité une aventure spirituelle. Qu’est-ce qui anime le désir de connaître ? Contrairement à l’image naïve, il s’agit moins d’acquérir des connaissances, que de s’exposer à l’inconnu. Ce qui est intéressant dans la connaissance, c’est la mesure de ce qu’on ne connaît pas et de ce qu’on a envie de savoir. La connaissance est une véritable expérience métaphysique. Rien ne ressemble plus à un moine enfiévré du 12e siècle qu’un savant obsédé qui dort dans son laboratoire. Ce sont semblablement des mystiques ! Autre espace de déploiement post-religieux du religieux: l’aventure de l’art, sous ses formes populaires ou savantes. Les jeunes gens d’aujourd’hui peuvent entretenir un rapport vital avec la musique qui n’a absolument rien à voir avec une simple distraction. Parler de « divertissement », c’est passer complètement à côté de cette expérience. Elle relève d’une mystique qui s’ignore. Elle se situe dans un espace intellectuel et existentiel où l’individualité se cherche en rupture avec un monde où elle a le sentiment de ne pas pouvoir se trouver. Voilà ce qui demeure par exemple de la religion dans notre monde. Que nous sortions définitivement de la religion ou pas, nous aurons à nous arranger avec cette disponibilité religieuse pour ce qui nous dépasse.