« La société politique française n’a pas été capable de faire face au problème de l’immigration. Elle l’a longtemps évité. Elle ne s’en est finalement saisie qu’au travers de deux mouvements démagogiques de sens contraire, démagogie des mauvais sentiments avec le Front national, démagogie des bons sentiments avec S.O.S.-Racisme. Il faut préférer sans aucun doute les bons sentiments aux mauvais, mais il faut rappeler surtout que les sentiments, fussent-ils les meilleurs, ne font pas une politique. Allons-nous abandonner le terrain à l’affrontement du délire xénophobe et de la fantasmagorie égalitaro-différentialiste? Allons-nous laisser se développer ce dialogue de sourds où l’appel des nantis à la tolérance des démunis pour plus démunis qu’eux n’aboutit qu’à exaspérer leurs réactions de rejet? Ce qu’on ne peut ignorer, et ce devrait être le suprême argument, c’est que, au bout du compte, ce sont les immigrés réels qui paieront la facture de la dérive conflictuelle désormais enclenchée. Ne pourrait-on espérer que cette perspective ramène à davantage de raison leurs défenseurs dans l’imaginaire? »(…)
« Au plan des grands principes, de la « politique des droits de l’homme », les choses sont apparemment simples, il n’y a dans le monde que des individus libres de s’installer là où ils veulent. Il se trouve seulement que le monde est de fait organisé en nations et que nul du reste n’a jamais vu d’exercice des droits de l’homme ailleurs que dans un cadre national. Voilà où commence la difficulté. Elle est renforcée par le fait que certaines de ces nations, les nôtres, ont développé des systèmes de solidarité internes qui rendent l’effet de seuil vis-à-vis de l’extérieur encore plus marqué. L’État-providence, partout en Europe, est l’un des facteurs qui s’opposent à une approche libérale de l’immigration: va pour le modèle américain, mais allons au bout des conséquences en matière de protection sociale! Et toujours aussi a8u plan des grands principes, à l’intérieur de chaque nation, la loi – celle par exemple qui doit régir l’entrée et l’installation des nouveaux arrivants – doit être l’expression de la volonté générale. Fait partie des attributions du corps politique le pouvoir sur le mouvement des personnes susceptible de modifier sa composition ; l’on ne peut lui dénier ce pouvoir sans risquer qu’il se soulève. Retour à la case départ : la solution n’est pas dans les droits de l’homme qui ne font que poser la contradiction qui constitue tout le problème. »(…)
« L’ immigration continuera. À nous de savoir si ce sera sous une forme anarchique destinée à enfler encore une protestation xénophobe empoisonnant la vie civile et paralysant la vie politique ou sous la forme d’orientations publiques débattues comme telles et définies en fonction des besoins de la collectivité. Par exemple sous la forme de quotas, ainsi que le pratiquent, Jean-Claude Chesnais le rappelle, tous les grands pays d’immigration. Ce n’est pas d’un arrêt de l’immigration que nous avons besoin. C’est d’une maîtrise du processus de l’immigration permettant de le réinsérer dans la sphère de la souveraineté sociale. Le rejet cessera avec la dissipation de l’affolement de n’être pas protégé d’une pression qui échappe au contrôle. Ce ne sont pas les nobles sentiments ni les déclamations morales qui nous sauveront du ressentiment et de la violence, mais l’intelligence politique – l’intelligence, authentiquement machiavélienne celle-là, des principes profonds du pouvoir et du droit qu’il s’agit aujourd’hui de ressaisir et d’adapter à un monde nouveau. » (Marcel Gauchet)
Ci-dessus, quelques extraits significatifs d’un texte de Marcel Gauchet, « Les mauvaises surprises d’une oubliée : la lutte des classes », paru dans Le Débat en 1990. En 25 ans, les données du problème n’ont pas varié. Par contre, la contradiction qui les sous-tend, et que relève l’auteur, n’a fait que s’intensifier.