Marcel Gauchet : “La demande d’État continue d’être forte mais les gens ne veulent plus de l’État à l’ancienne”

Entretien avec Marcel Gauchet publié par Acteurs publics le 8 mars 2016.
Propos recueillis par Bruno Botella et Sylvain Henry.

Dans un entretien exclusif à Acteurs publics, le philosophe et historien analyse la nouvelle attente des citoyens vis-à-vis de l’État depuis la vague d’attentats, l’évolution des services publics, la transparence, notre système de nominations… Il dresse un constat d’échec de la “décentralisation à la française”, faute de contre-pouvoirs locaux.

La période que nous vivons depuis les attentats de 2015 en France peut-elle recréer un lien de confiance entre les citoyens et leurs responsables publics ? 
Nous assistons, de la part des citoyens, à une sorte de prise de conscience de la fonction de sécurité publique. Cette dimension s’était diluée avec la disparition de l’horizon de la guerre. Il faut savoir que toute l’organisation publique depuis des siècles s’était définie sur des impératifs constitutifs du pouvoir régalien de la défense nationale. Avec un renforcement de principe avec la Révolution française, car cette fonction de défense devient aussi celle des citoyens. C’est alors l’affaire de tous. Cela a évidemment été le cas au XXe siècle, avec ses guerres terribles, et jusqu’à une date récente. La grande rupture, c’est la fin de la guerre froide. Et puis, avec la vague terroriste de 2015, la fonction de sécurité retrouve une certaine acuité. Qui s’est d’ailleurs extraordinairement manifestée par le plébiscite de la police et de l’armée, fonctions qui n’avaient plus forcément la cote ces dernières années. La grande nouveauté, c’est la réappropriation de cette nécessité de sécurité. À partir de là, il faut distinguer les institutions, les fonctions et leurs titulaires. La fonction régalienne rentre dans l’indiscutable, les institutions qui la manifestent retrouvent une popularité qui peut surprendre et, dans le même temps, est-ce que les dirigeants politiques retrouvent la confiance des citoyens ? Sur le fond, j’ai des doutes…

Vous dénoncez souvent l’incapacité ou le manque de volonté des responsables politiques à prendre en compte les évolutions de notre époque. La période sécuritaire que nous vivons peut-elle faire évoluer les choses ?

Il est impossible de se prononcer pour le moment, mais la question reste sur la table. Il faut toutefois souligner une contradiction. Le désir de sécurité est grand, mais ses moyens sont mal acceptés. D’un côté, nous avons une situation stratégique inédite avec une menace généralisée aux frontières de l’Europe : la Russie dont les intentions restent floues, la situation en Ukraine, la Turquie, le chaudron moyen-oriental, la crise de succession qui s’ouvre en Algérie, la Tunisie, l’Afrique et en particulier le Sahel… Les armées les plus puissantes comme celle des États-Unis semblent désarmées face la spécificité de la menace terroriste. De l’autre côté, nos sociétés se sont fabriqué depuis vingt ans une sorte de logiciel qui les rend peu capables de faire face à quelque menace que ce soit. Elles tiennent à leur ouverture vers l’extérieur et elles n’aiment pas les contrôles et les contraintes qu’implique la mise en défense. On l’a vu après les attentats de janvier 2015 contreCharlie Hebdo et l’Hyper Cacher. Dans un premier temps, il y a eu sursaut, volonté de riposte, puis, au bout de quelques semaines, les mesures ont commencé à ennuyer tout le monde. On a observé le même phénomène quelques semaines après les attentats du 13 novembre. Les mesures sécuritaires sont pesantes, on se pose des questions : a-t-on besoin de l’état d’urgence ? Et nos libertés ? On est vite entré dans la polémique. Jusqu’où faut-il renforcer les moyens de sécurité sans peser sur les libertés publiques ? Les oppositions se focalisent sur la déchéance de nationalité comme elles s’étaient exprimées après les attentats de janvier 2015 à propos de la loi sur le renseignement.

“L’État ne sait pas pour vous, il sait pour tous.”

Comment le rapport des citoyens à l’autorité que représente l’exécutif, l’élite administrative, a-t-il évolué ? Cette verticalité est-elle définitivement révolue ? 
Tout se joue sur la finesse du diagnostic. En gros, vous avez raison quand vous dites “fin de la verticalité”, mais est-ce la fin “finale” ? Est-ce l’abolition de la verticalité ou la remise en question de ses modalités traditionnelles ? Ce qui me frappe en France, c’est que la demande d’État continue d’être forte mais les gens ne veulent plus de l’État à l’ancienne, l’État gendarme. Le style caporaliste est terminé ! La dynamique de nos sociétés est double : d’un côté, les acteurs sociaux, les entreprises, les citoyens ont de plus en plus le sentiment d’une compétence accrue dans leur domaine et supportent mal des interférences extérieures, vécues comme la volonté de brimer leur liberté. D’un autre côté, plus cette logique est forte et plus il y a la demande d’une instance qui réponde aux besoins de l’ensemble et qui assure la cohérence. Quel reproche font souvent les chefs d’entreprise, très attachés par ailleurs à leur liberté ? On n’a pas de visibilité, on ne sait pas où l’on va dans le domaine économique… L’État a la capacité de s’occuper du tout et la demande d’action publique se situe à ce niveau. L’État ne sait pas pour vous, il sait pour tous. Il garde toute sa légitimité, mais dans un registre différent. Il continue de servir la cause de la cohérence et du bien collectif, mais les moyens d’autorité traditionnels sont récusés.

L’État doit donc exercer son autorité différemment…
Nous sommes à la recherche d’un style d’État très différent mais qui n’en annule pas la nécessité. Nous ne sommes plus sous le style de la hiérarchie du commandant, cet héritage “cléricalo-militaire” d’autorité, mais nous appelons de nos vœux une instance très spéciale, dont la nécessité n’est plus discutée, qui occupe une fonction décisive dans la vie collective. C’est le besoin d’une instance qui permette aux gens de se réfléchir dans un espace commun.

Comment voyez-vous l’évolution du rapport aux services publics ? On dit souvent que l’usager se comporte de plus en plus en consommateur, qu’il veut “en avoir pour son argent”, en l’occurrence ses impôts…
Le constat n’est pas faux, mais il faut se demander d’où vient cette attitude. Elle résulte largement à mon sens d’une évolution malsaine des services publics eux-mêmes. Au nom d’une haute idée du “public” en général, ils ont eu tendance à oublier leurs usagers en particulier. Le cas bien connu des transports est une caricature à cet égard, en dépit de très modestes efforts d’information. Le résultat est que, face à cette forme de mépris, les gens renoncent à comprendre. Ils adoptent une attitude de protestation et de consommation. Les services publics ne peuvent fonctionner que sur un contrat, c’est-à-dire la mutualisation entre ceux qui l’accomplissent et les usagers. Ce n’est pas commercial. Cela appelle une révision du style de relations sociales. Il n’y a aucune fatalité à cette évolution consumériste. Je crois à l’avenir des services publics et je crois que la manière de les piloter doit changer radicalement. Regardez l’éducation nationale, service public par excellence, qui détermine la trajectoire de vie des gens. Sa nécessité se mesure en fonction d’une idée simple : en termes objectifs de dépenses, c’est ce qui devrait coûter le plus cher aux familles. À un prix de marché, l’éducation serait la charge principale des ménages et non l’immobilier ! Nous aurions alors un bouleversement économique majeur. C’est en mettant une donnée comme celle-là en perspective qu’on voit mieux ce qu’est un service public, assuré de façon quasi gratuite en France jusqu’à l’université. Il faudrait le faire comprendre comme tel.

Croyez-vous à un modèle qui passerait par la coproduction de services publics, par une plus grande implication des citoyens qui, par ailleurs, en France, plébiscitent le bénévolat et l’engagement associatif ?
Bien sûr que cela peut beaucoup évoluer, mais j’émets une réserve sur cette évolution. Au Royaume-Uni, le Premier ministre David Cameron qui a voulu mettre en œuvre le projet de “Big Society” a, en grande partie, échoué car cette politique s’est fracassée sur la notion d’égalité. S’il s’agit d’une offre supplémentaire de services publics, de l’optionnel en quelque sorte, oui, on peut sans doute coproduire avec les citoyens, mais pas sur les fonctions fondamentales comme l’éducation, la fourniture d’eau, d’électricité, d’Internet… Sur ces biens fondamentaux, la valeur égalité est absolument nécessaire. À côté de ce socle, on peut imaginer une offre qui viendrait compléter, enrichir les services publics traditionnels. En réalité, la “Big Society” de Cameron visait à remplacer l’État social par une forme de délégation de service public, l’État se contentant d’apporter les moyens à la société civile. Autour de ce modèle, se pose la question de l’égalité territoriale, que la France a traitée dans les années 1960 sous un biais “aménagement du territoire”. Aujourd’hui, les gens sont très attentifs à cette question, c’est un pur problème de justice. Face à cette aspiration, on ne pourrait déléguer à la société civile des pans entiers de services publics.

Quel regard portez-vous sur le mouvement de décentralisation en France ? Est-elle un bon moyen de redonner confiance aux citoyens ? 
L’idée stupide et démagogique que l’on vend depuis des années aux populations est que, dans la mesure où l’autorité serait plus proche des citoyens, elle serait mieux comprise. Cela ne se vérifie pas. La proximité, c’est un leurre. Un pouvoir municipal peut être parfaitement opaque. La question des contre-pouvoirs est essentielle. Il faut voir qu’en France, pour des raisons historiques, les contre-pouvoirs sont concentrés au centre dans la mesure où le centre est le lieu du débat politique. On ne le trouve que très faiblement au niveau local. De la même façon, les contre-pouvoirs d’information et de contrôle y sont très peu développés. Du coup, l’implication des citoyens est aussi très limitée, hors de circonstances exceptionnelles.

“Quand on entend Gérard Collomb,
on se demande parfois si la France existe !”

Dans ces conditions, la réforme territoriale est-elle donc vouée à l’échec ?
Pour faire une décentralisation crédible, il fallait raisonner en termes de contre-pouvoir. Pas un contre-pouvoir de la périphérie par rapport au centre, qui a toujours existé, notamment par le jeu du cumul des mandats et des élus qui sont à la fois parlementaires et chefs d’exécutif local. La France ne l’a pas fait et, en pratique, la décentralisation s’est traduite par une énorme déception de la population, qui n’y comprend rien et n’y croit plus. La décentralisation a globalement échoué par rapport à ses intentions officielles. Ce mouvement a surtout profité aux métropoles régionales car il y a des territoires qui ont bénéficié de la décentralisation. Le problème est que si cela a apporté du dynamisme à des zones privilégiées, cela a aussi accentué la fracture territoriale.

La dernière réforme territoriale a pour ambition de clarifier les compétences. Le résultat est loin d’être à la hauteur. Comment expliquez-vous cette incapacité à simplifier le paysage institutionnel local ?
La vérité est que l’obscurité a grandi. Personne ne sait plus qui fait quoi, alors que l’aspiration des gens était effectivement à la simplification et à la clarification… La décentralisation à la française est en réalité un fruit de l’évolution de la VeRépublique. Au départ, elle se voulait un régime au dessus des partis. En pratique, une fois de Gaulle parti et Pompidou décédé, la Ve République est devenue un régime de partis car il faut une machine puissante pour porter un candidat à la présidentielle. Mitterrand et Chirac l’ont bien compris et ont contribué à cette évolution. Comment faire un parti politique puissant ? En lui assurant un socle territorial. La décentralisation a été faite dans l’idée d’assurer le socle de la vie partisane. La décentralisation est une machine à ancrer la carrière des élus. Dans une époque où l’engagement militant se raréfie, où les forces sociales se désorganisent, il faut créer une machine politique de toutes pièces. La décentralisation a été conçue d’abord au service des élus. D’ailleurs, l’homme qui l’a mise sur les rails est Gaston Defferre, un homme de la IVeRépublique, qui avait son fief à Marseille. Je ne pense pas que le souci de rapprocher les citoyens de la décision politique le guidait prioritairement.

Par conséquent, l’État joue-t-il ce rôle de contre-pouvoir face aux élus locaux ?
Oui, l’État et ses représentants sont devenus un contre-pouvoir aux pouvoirs locaux parce qu’il n’y en a pas d’autre. C’est un système pervers. Dans la plupart des régions, les préfets veillent à ce que les métropoles n’écrabouillent pas les territoires autour. La protection des petits élus, c’est le préfet qui l’assure face au puissant cacique de la ville ou de la grande ville. Aujourd’hui, la logique des métropoles est purement compétitive. Elle ignore facilement ce qu’il y a autour. Quand on entend Gérard Collomb [sénateur-maire et président PS de la métropole de Lyon, ndlr], on se demande parfois si la France existe !

Quel équilibre doit-on trouver entre les grandes régions et les puissantes métropoles ?
C’est la grande question. Comment cela va-t-il se passer entre, par exemple, Laurent Wauquiez [président LR de la nouvelle région Auvergne-Rhône-Alpes, ndlr] et Gérard Collomb ? Entre Carole Delga et Jean-Luc Moudenc [respectivement présidente PS de la région Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées et maire LR de Toulouse, ndlr] ? Entre Martine Aubry et Xavier Bertrand[maire PS de Lille et président LR de la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie, ndlr] ? En théorie, nous avons affaire à un système pyramidal où chacun fait son travail à sa place. Mais en réalité, cela ne marche pas de cette manière. Il y a des divergences d’intérêts et il doit y avoir des compromis entre les différents niveaux de collectivités territoriales. Le problème est qu’avec ce schéma, les négociations, les compromis se jouent dans la coulisse alors qu’ils devraient être dans l’espace public. C’est aussi cela qui rend la décentralisation illisible pour les citoyens.

“Les banques paraissent être là pour offrir des débouchés
aux inspecteurs des finances !”

La prise de conscience des pouvoirs publics sur la demande de transparence, sur les questions déontologiques peut-elle changer la manière d’exercer les responsabilités publiques ? 
Cette demande vient de loin. C’est même une aspiration démocratique par excellence, depuis la Révolution. L’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen est clair : “La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration.” Mais cette aspiration était contrebattue par l’autorité de l’État et notre fonctionnement politique. La nouveauté est que dans le contexte où nous sommes, les médias ont acquis un pouvoir très important et la capacité d’information des citoyens s’est renforcée. Nous sommes passés pour de bon dans la société de l’information. Je pense que les responsables publics devraient se dire, une fois pour toutes, qu’ils n’ont aucun espoir de parvenir à cacher quelque chose… Désormais, tout peut se savoir. La transparence n’est pas un simple thème à la mode, c’est une donnée de notre société.

Dans ce domaine, la vigilance des citoyens et des médias s’accroît avec la défiance vis-à-vis des responsables politiques…
C’est le cas partout en Occident. Prenons les États-Unis : le taux de confiance dans le personnel public dépassait les 70 % au début années 1970. Aujourd’hui, il est tombé autour de 20 %. Les résultats n’étant pas au rendez-vous, les gens se posent légitimement des questions sur leurs responsables. En France, nous avons un système insoutenable, produit, là aussi, de la VRépublique. Avec de Gaulle, ont commencé les passages de hauts fonctionnaires dans la vie politique. Avec Mitterrand et les nationalisations, les hauts fonctionnaires sont passés en masse dans la vie économique. Les banques paraissent être là pour offrir des débouchés aux inspecteurs des finances ! Je ne sais pas comment faire techniquement mais, dans ce domaine, je suis partisan d’un aggiornamento radical. Regardez notre système de nominations. Le président de la République, c’est quelqu’un qui nomme des gens ou qui les place indirectement. On l’a vu ces dernières années, le cabinet du chef de l’État sert à désigner les patrons des grandes entreprises françaises. Tout cela ajoute au climat de suspicion qui est délétère pour la vie publique.

Vous êtes donc défavorable aux passerelles public-privé, dont le développement est pourtant en vogue dans la haute fonction publique…
Mais aujourd’hui, il n’y pas d’aller-retour entre public et privé. Ce sont des allers simples ! On passe de l’autorité de l’État aux affaires et à l’argent. Si on allait chercher des gens dans le privé pour être ministres, pour diriger une agence de l’État, cela ne me dérangerait pas mais, hormis quelques exceptions, nous ne faisons pas cela en France. Vous avez, en gros, 3 000 personnes entre lesquelles se répartissent les postes. C’est un système condamné.

Propos recueillis par Bruno Botella et Sylvain Henry
Photos : Vincent Baillais

Parcours
1946 Naissance à Poilley (Manche)
1980 Rédacteur en chef de la revue Le Débat (Gallimard) fondée avec l’historien Pierre Nora
1985 Le Désenchantement du monde (Gallimard)
1989 Entre au Centre de recherches politiques Raymond Aron
2002 Signe le “Manifeste pour une pensée libre” après avoir été classé parmi les néoréactionnaires par l’historien des idées Daniel Lindenberg
2007 L’Avènement de la démocratie (tomes 1 et 2, Gallimard)
2010 L’Avènement de la démocratie (tome 3, Gallimard)
2010 Dirige le rapport sur “L’État territorial et les attentes des Français : éléments de réflexion à l’horizon 2025”, commandé par le ministère de l’Intérieur.

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