Entretien avec Marcel Gauchet publié par lemonde.fr le 10 mars 2016.
Propos recueillis par Nicolas Weill.
Vous avez, en 2014, fait l’objet de mises en cause. Certains se sont étonnés que vous ayez été choisi pour prononcer la leçon inaugurale des Rendez-vous de l’histoire, à Blois, consacrés aux « rebelles », en vous reprochant votre alignement sur l’idéologie néolibérale, un culte de l’autorité, un refus conservateur à prendre en compte des alternatives à l’ordre existant. Votre dernier ouvrage, « Comprendre le malheur français », constitue-t-il une réponse à vos détracteurs ?
Non, puisque sa préparation était engagée depuis 2012. Les détracteurs dont vous parlez, qui ne m’ont pas lu, ne me soucient pas beaucoup. J’ai d’ailleurs beaucoup hésité avant de me lancer. Ce qui m’a décidé, c’est l’état de dépression civique et le sentiment de désespoir suscités par la situation de ce pays. Nous sommes partis de la déception très vite éprouvée sur le compte de François Hollande, un président sur lequel j’avais fondé quelques espoirs après le côté absurdement clivant de Sarkozy. J’espérais qu’il ne serait pas un « postmoderne » et qu’il allait réinstaurer un débat civique normal. Mais il s’est vite révélé que les choses n’allaient faire que s’aggraver. Nous sommes moins que jamais capables de procéder à un examen de conscience collectif. Que se passe-t-il en France pour que nous arrivions à un tel blocage politique avec, pour résultat inévitable, une montée de l’extrême droite, qui me navre ? Non qu’il y ait un péril de dictature totalitaire immédiat, on n’en est pas là. Mais je vois le chaos rampant qui s’installe dans le système politique du fait d’un tripartisme contre-nature qui nous menace d’une paralysie politique à laquelle je me résigne d’autant moins que nous avons par ailleurs toutes les ressources pour sortir de cette situation. Il s’agit d’une crise générale qui touche la droite autant que la gauche. Pour 2017 les gens se contentent d’espérer éviter la catastrophe que serait le Front national au pouvoir. En dehors de cela, ou bien Hollande est reconduit et la déprime continue ; ou le candidat de droite l’emporte et cela ne change rien. Je préfère éviter Sarkozy, qui risque d’être animé par une dangereuse soif de revanche. Juppé est un homme raisonnable, calme, maître de lui. Mais il ne réglera pas nos problèmes, car il est issu de la même équation. Par contre, je ne me contente pas d’accuser le système politique ou les élites, malgré leur lourde responsabilité. C’est l’impossibilité d’affronter un certain nombre de problèmes en y apportant des solutions constructives qui nous plonge dans une crise telle que je ne crois pas qu’elle ait eu beaucoup de précédents.
Quant aux attaques contre moi, qui émanent de la vulgate académique régnante « bourdieuso-foucaldienne », elles n’ont d’autre intérêt que de témoigner de la crise qui secoue la gauche, au-delà des questions de personnes. Dans cette controverse, quelque chose est révélateur de l’incapacité de la gauche à se définir et à assumer son rapport à la réalité. La gauche, est-ce l’extrême gauche, comme celle-ci le prétend, en parvenant à intimider la gauche de gouvernement ? François Hollande est un président de centre gauche et c’est là qu’une gauche qui ambitionne de gouverner dans un cadre démocratique se situe obligatoirement. C’est là que se joue la relation au réel. Cela réclame une capacité d’analyse du monde où nous vivons dont ces postures radicales me paraissent totalement dépourvues. Ces dernières relèvent surtout d’un hors-sol académique mondialisé, d’une internationale des campus déconnecté de la vie des sociétés. Pour ce qui me concerne, c’est la vie effective des sociétés qui m’intéresse. Fût-ce au prix d’apparaître comme un « social-traître », comme on disait à la grande époque ! Le vocabulaire léniniste n’est plus à la mode, mais les schémas de pensée sont toujours là.
La gauche française, paralysée qu’elle est par cette question d’identité, ne fait pas l’effort de proposer une analyse alternative à ce qui a constitué, jusqu’à présent, le discours de gauche, à sortir pour de bon du marxisme et de se donner une autre perspective pour penser ce à quoi pourrait ressembler une démocratie sociale. La social-démocratie est un projet historique dépassé. Social-démocratie, cela signifiait le socialisme – autrement dit le collectivisme, dans l’esprit de l’époque – mais avec la démocratie. La formule n’est plus à l’ordre du jour. En revanche, la démocratie peut être sociale. Nous sommes confrontés à un choix. Soit une direction purement libérale ou néolibérale, soit une direction sociale. Valls, Macron et même François Hollande cherchent leur voie en fonction de cette alternative. Ils gagneraient à l’assumer plus explicitement.
Votre itinéraire s’est inscrit, dès les années 1980, dans le sillage de la redécouverte de l’autonomie du politique, du rôle de la société civile, de la démocratie. Mais à lire « Comprendre le malheur français », on a l’impression d’un basculement. Alors qu’il fallait hier défendre la société contre les empiétements de l’Etat (voire son absorption dans le cas totalitaire), aujourd’hui, ce serait plutôt l’Etat et l’autorité qu’il conviendrait de protéger contre une société de plus en plus en demande de droits ?
Les sociétés sont en mouvement, la réflexion doit l’être aussi. Dans les années 1970 et 1980, j’étais un tenant de la « deuxième gauche » en compagnie de gens comme Pierre Rosanvallon, Edmond Maire, Michel Rocard, ou d’organisations comme la CFDT. Nous voulions une mise à jour du programme socialiste. Il fallait rompre avec le modèle de l’économie administrée, faire d’avantage confiance à la société civile, à l’autogestion, etc. L’expérience a révélé que si c’était bien là le sens de l’histoire, celui-ci conduisait à des conséquences que nous n’avions pas anticipées. Car nous étions pris dans un énorme tournant historique, celui de la mondialisation, dont la mesure ne s’est découverte qu’après-coup, avec des résultats forts différents de ceux que nous escomptions. Mon sentiment rétrospectif est que la « deuxième gauche » a fourni des « idiots utiles », apportant une couverture de gauche à ce qui était en réalité la révolution néolibérale. J’en ai tiré la leçon. Le monde qui s’est mis en place appelle une tout autre analyse. C’est à cette grille de lecture renouvelée que je travaille.
Il ne s’agit pas d’être pour l’Etat contre la société ou l’inverse dans l’abstrait. Compte tenu du point où en sont nos sociétés, si elles veulent réellement être des démocraties, il leur faut un autre rapport à l’État, une autre vision de leur fonctionnement que celle d’un marché des droits et des intérêts. Tel est le problème d’aujourd’hui, qui n’est pas celui d’hier.
« LA SOCIOLOGIE NE NOUS APPORTE PLUS GRAND-CHOSE AUJOURD’HUI ET JE LE DÉPLORE. LES SCIENCES SOCIALES SONT EN CRISE PROFONDE »
On vous oppose que vos diagnostics font peu appel aux sciences sociales. Estimez-vous qu’elles n’ont plus rien à nous dire désormais ? Quel statut donnez-vous, du coup, à votre propre démarche, que vous qualifiez d’« anthroposociologie transcendantale » (que vous définissez dans « La Condition historique », en gros, comme une théorie des conditions de possibilité pour penser l’humain en société) dès lors que vous renvoyez dos à dos la figure de l’intellectuel et celle de l’expert ?
Il est vrai que la sociologie ne nous apporte plus grand-chose aujourd’hui et je le déplore. Les sciences sociales sont en crise profonde et la plupart de leurs praticiens éclairés le reconnaissent. Au fond, cela tient à leur incapacité à prendre en compte ce qui se passe dans la tête des acteurs. Leur idéal d’objectivation des faits sociaux les conduit à passer à côté des représentations motrices qui habitent les acteurs. Dans le passé, nous identifiions commodément ces représentations motrices sous le nom de « religion ». Elles sont toujours présentes dans les sociétés dites « sécularisées » sauf qu’on ne les voit plus. Mon travail théorique consiste donc à mettre ce niveau en évidence, là où se croisent l’infrastructure symbolique des sociétés et les représentations que les acteurs se forment de leur action. Cette dimension, les sciences sociales seraient tout à fait capables de l’intégrer. Mais les paradigmes sur lesquels elles vivent actuellement ne leur permettent pas de le faire. Il y a dans les sciences sociales une guerre des paradigmes explicatifs, et j’y suis engagé.
Quant à l’intellectuel, c’est une figure prophétique que je crois totalement épuisée et dont l’expert est l’antipode. Mais les deux positions sont fausses. Je suis évidemment un intellectuel au sens sociologique du terme. Mais quand je mets en question le mot, c’est pour m’insurger contre ceux qui se réclament abusivement de cette appellation léguée par l’histoire. L’intellectuel appartient à un âge de l’histoire et de la démocratisation des sociétés où les masses en voie d’émancipation avaient besoin de guides. Dans la démocratie d’aujourd’hui, à l’ère de l’éducation de masse et de la surinformation, nous n’avons plus besoin de prophétie mais d’analyse. C’est sur ce terrain-là que je me situe.
Votre écriture, votre style souvent énergique sont durs aux adversaires que vous vous donnez. Cette véhémence n’est-elle pas contradictoire avec des positions somme toute modérées, par exemple quand vous souhaitez à l’Europe actuelle le sort du communisme tout en concédant l’inéluctabilité de l’union ?
La modération n’est pas la mollesse. Elle demande beaucoup de fermeté et un grand effort sur soi-même. La facilité, c’est la radicalité que j’ai beaucoup pratiquée dans ma jeunesse et dont je peux parler en connaissance de cause. J’ai fait mon « autocritique » dans le jugement, tout en conservant ma rigueur dans le jugement et, je le confesse, un certain penchant pamphlétaire… Sur le fond, je suis et reste fondamentalement socialiste au sens où je pense qu’une société très différente et plus juste que celle où nous vivons est possible. La question est de savoir sur quelle base pouvons nous y parvenir. Ce qui m’exaspère est le refus de sortir d’une routine intellectuelle impuissante alors qu’il y a des moyens de s’en échapper. L’Europe aurait ainsi pu être très différente du spectacle lamentable qu’elle offre aujourd’hui, il n’y avait aucune fatalité à cet embourbement. Mais les occasions manquées se rattrapent et je ne crois pas que la société dans cinquante et soixante ans ressemblera à ce que nous connaissons. On peut faire beaucoup mieux.
Dans les années 1980, on vous a classé parmi les aroniens. Or la pensée de Raymond Aron se voulait ouverte à l’événement, à la contingence. La vôtre, et encore dans « Comprendre le malheur français », ne laisse guère de place à l’imprévu – sinon sous la forme de la « ruse de la raison », qui ferait que les acteurs produisent des résultats de leur action contraires à ce qu’ils en attendaient. On voit plutôt votre pensée se déployer sous la forme d’une nécessité implacable, de type hégélien, qui conduit inéluctablement à l’état de crise que vous décrivez. Dès lors comment espérer « faire mieux » ?
Pour moi, la naïveté philosophique propre au moment où nous sommes est de croire que nous en avons fini avec Hegel, qu’il est derrière nous et que l’on peut vivre sans. Eh bien non, il faut s’expliquer avec Hegel, avec son outrecuidance spéculative certes, mais aussi avec sa découverte de l’historicité qui change tout et dont, deux siècles après, nous n’avons pas tiré toutes les conséquences (c’est ce que je m’emploie à faire). Il ne faut par ailleurs pas confondre la contingence de l’effectuation du processus avec la nécessité de ce que ce processus engage. Ce qui se passe en Europe depuis la Renaissance et la Réforme, et dont nous venons de vivre une étape majeure correspond à un déploiement cohérent et sensé qui s’est poursuivi avec une remarquable constance. Là où je ne suis pas hégélien c’est que je ne dis pas que ce développement devait nécessairement advenir pas plus que je ne prétends que ce qui est, est la fin de l’histoire. Je crois plutôt, fidèle en cela à Marx, que c’est un commencement à partir duquel on peut envisager une histoire autre. Encore faut-il la penser. Prétendre que le problème de l’histoire et de son interprétation relève d’une époque dont nous sommes sortis me paraît une aberration.
« LA FRACTURE ÉDUCATIVE EST UN PROBLÈME ESSENTIEL POUR L’AVENIR DE LA DÉMOCRATIE »
Dans « La Condition historique », en 2003, vous parliez avec enthousiasme de Mai 68. Aujourd’hui on a l’impression que vous faites de la « génération 68 » le grand responsable du « malheur français ». Comment conciliez-vous ces deux positions ?
Nous n’avons pas lu le même livre. Vous me confondez avec Eric Zemmour ! La dite « génération 68 » ne joue qu’un rôle marginal dans mon analyse ! La cause du malheur français est avant tout le tournant de la mondialisation qui s’est opéré dans les années 1970. La société française et la génération qui lui correspondent ont très mal géré ce tournant. Là, il n’y avait aucune nécessité à ces erreurs. La deuxième gauche a échoué, ai-je dit, par manque de lucidité. Cela dit, n’avoir pas été lucide à une époque donnée me paraît devoir inciter à l’être un peu plus après. Je n’ai pas changé d’avis sur Mai 68. Ce n’était pas mon objet en la circonstance. Beaucoup des idées de Mai 68 continuent de me sembler passionnantes. On ferait mieux de les réexaminer au lieu de brandir cette référence comme un totem dont en fait on ne sait rien.
Dans « Comprendre le malheur français », vous vous en prenez aux « élites ». Pouvez-vous préciser les contours de ce que vous entendez par ce mot ? S’agit-il des hauts fonctionnaires, des journalistes ?
Nous avons un embarras avec la désignation des fonctions de direction dans les sociétés contemporaines. Cela est patent dans la sociologie depuis le XIXe siècle. On va parler de « classe dirigeante », de « classe gouvernante » ou de « classe dominante ». En réalité, jusqu’à ce jour, nous n’avons pas su nommer la manière dont s’exerce une autorité qui ne se réduit pas à la direction politique ni à la propriété économique (les « deux cents familles » ou « le conseil d’administration de la Banque de France »). La « classe dominante » dominait avec le marxisme, si j’ose dire. Il faut sans doute attribuer à son déclin le retour dans la dernière période de ce terme d’« élite », que je me reproche de n’avoir pas suffisamment clarifié et défini. Pourquoi élite ? Parce qu’on voit bien qu’il y a une coupure entre la base et le sommet. « Classe dirigeante » suppose la délimitation d’un personnel très étroit alors que les élites sont beaucoup plus larges. « Classe dominante », c’est compliqué car il y a des dominants qui ne le sont que fort peu et ne dirigent guère, mais qui jouent quand même un rôle important, comme les journalistes. Voilà pourquoi ce terme d’élite s’est imposé, faute de mieux.
Ce sujet renvoie à la fracture du diplôme, qui devient de plus en plus structurante sur le plan politique. Les « « élites », ce sont d’abord les bien-diplômés. Une évolution normale quand on pense au rôle que joue la connaissance dans nos sociétés. Ceux qui sont du côté de la connaissance sont « du côté du manche ». Le chercheur qui produit une innovation majeure dans les conditions d’exploitation des logiciels, fait partie des élites ô combien, tout en étant souvent mal payé et en ne dirigeant même pas le travail de son laboratoire. « Elite » signale le point aveugle du fonctionnement de nos sociétés. Si nous voulons une démocratie sociale, c’est là-dessus qu’il faut vraiment réfléchir. Voilà pourquoi j’ai consacré beaucoup de temps aux problèmes d’éducation, qui me paraissent cruciaux dans ce contexte. La fracture éducative est un problème essentiel pour l’avenir de la démocratie.
« JE RESTE FIDÈLE À MON CÔTÉ ANARCHISTE DE JEUNESSE, JE N’AIME PAS LES CHEFS. EN REVANCHE, JE CROIS AUX LEADERS »
Dans votre analyse du « malheur français », vous n’accordez guère de crédit à l’écologie pour renouveler la politique. Qu’est-ce qui motive votre scepticisme sur ce point ?
Je crois qu’il y a un véritable défi écologique, mais que la « pensée écologique » en rend très mal compte. Nous n’avons pas de pensée écologiste à la hauteur du défi qui est devant nous. Quelque respect que les penseurs de l’écologie m’inspirent, je pense que la solution ne peut venir de l’intérieur de la pensée écologique elle-même. Celle-ci ne peut produire la société qui répondrait au défi écologique. Les écologistes sont divisés entre un réformisme écologique qui en fin de compte accompagne le réformisme global dans nos sociétés et une écologie radicale totalement utopique qui ne cherche pas à se donner les moyens de ses objectifs. La bonne démarche ne part pas de l’écologie, mais accueille avec attention tout ce qu’elle produit comme mise en évidence de la crise environnementale. Un film comme « Demain » est très intéressant dans la mesure où il montre la faiblesse des moyens par rapport à l’ampleur de la question. Par ailleurs, la pensée écologiste – c’était déjà vrai chez Hans Jonas, et on le voit chez Jared Diamond – tend clairement vers l’autoritarisme politique et l’on y retrouve des schémas bien connus où une avant-garde consciente à qui incombe la responsabilité historique d’établir le diagnostic s’oppose à des masses ignorantes qu’il faut sauver malgré elles. Ce n’est pas ma tasse de thé. Il ne nous faut pas une écologie politique mais une politique écologique.
Vous ne tarissez pas d’éloge sur le général de Gaulle et les débuts de la Ve République. Vous avez un certain attrait pour les personnalités à poigne ou autoritaires capables, dites-vous, d’assurer une vraie circulation entre la base et le sommet par-delà les « élites », tout en vouant aux gémonies le parlementarisme. Votre idéal politique consisterait-il en une république plébiscitaire ?
Je souligne aussi fortement les limites de la solution gaulliste, je vous le rappelle, et qui plus est, le diagnostic de la situation politique que je propose revient à montrer que votre « république plébiscitaire » est tout simplement impensable dans les conditions actuelles. Là n’est pas le problème. Cela dit, je pense que le leadership est indispensable en démocratie, n’en déplaise à une vulgate ultra-démocratique aujourd’hui répandue. Les grands moments démocratiques depuis la Grèce antique sont des moments de rencontre entre des citoyens et une personnalité qui donne aux masses la mesure de leur capacité créatrice. Je ne crois pas qu’on puisse en faire l’économie. Roosevelt me paraît un excellent exemple et son rôle a été immense, car il a montré à l’époque de Staline et d’Hitler que l’on pouvait être un grand président, très personnel, avec des côtés discutables et en même temps un grand démocrate. En français, nous n’avons que de mauvais mots pour qualifier cette réalité dont le pire est celui de « chef ». Je reste fidèle à mon côté anarchiste de jeunesse, je n’aime pas les chefs. En revanche, je crois aux leaders. Le parlementarisme en permet rarement l’émergence. Le miracle de l’histoire anglaise est d’avoir réussi à avoir concilié un grand leadership (Gladstone et Disraeli ou plus tard Churchill) avec la vie parlementaire. En France nous n’avons pas su le faire. Avec la Ve République, nous avons des institutions construites pour un grand leader ; encore faut-il en avoir sous la main et un système qui permet son émergence. Certes, il y a des gens qui se révèlent à l’épreuve des événements. François Hollande a montré lors des attentats qu’il pouvait s’y hisser ; pourquoi s’en montre-t-il aussi peu capable tous les jours, voilà qui pour moi représente un mystère.
« SORTIR DE L’EUROPE N’A PAS DE SENS. LE PROBLÈME DE L’EUROPE EST QU’ELLE N’A PAS LES INSTITUTIONS QUI CORRESPONDENT À SA NATURE »
On a l’impression que l’Union européenne est en voie de décomposition. Comment pourra-t-elle survivre ?
Sortir de l’Europe n’a pas de sens. Le problème de l’Europe est qu’elle n’a pas les institutions qui correspondent à sa nature. On est en présence d’un projet politique qui n’a jamais pensé ses moyens – rien d’étonnant à ce que dysfonctionne ce qui reste évidemment une construction fraternelle de peuples qui ont l’essentiel en commun. Alors il faut retrouver cet élément essentiel et commun. Les institutions actuelles ne le permettent pas. Je ne crois pas du tout à la solution des cercles multiples (où l’on voit Giscard et Habermas dire la même chose), car ce serait introduire une hiérarchie entre bons, moins bons et mauvais. Cela ne peut fonctionner. Le principe de l’Europe ne peut être que l’égalité des nations. Comment gérerons-nous cette égalité ? Les réalistes disent qu’il faut aligner la puissance réelle sur les institutions et donc que les grands doivent commander aux petits. C’est impossible. Mais en tout cas voilà un vrai débat politique, dès lors qu’on l’aborde sans solution toute faite. Pourquoi l’Europe est-elle incapable d’en discuter ? Si tel était le cas, on s’intéresserait enfin à ce qui se passe au Parlement européen.
Dans votre livre, le mot de « gloire » ou l’adjectif « glorieux » reviennent souvent, soit en bonne part, soit sous forme nostalgique. En quoi une démocratie moderne et pacifique a-t-elle besoin de gloire ?
Que je sache, la gloire n’est pas uniquement militaire. C’est en effet un mot du passé, qui a joué un grand rôle dans l’histoire de ce pays. Il est difficile d’en parler sans le mentionner. Mais il ne demande qu’à être actualisé. La gloire est un besoin démocratique autant qu’humain. Ce n’est pas parce que la démocratie est pacifique qu’elle l’ignore. Elle ne supprime pas l’émulation entre ses citoyens et avec les autres démocraties. Elle la stimule au contraire, dans la conviction que le meilleur est fait pour être partagé. Un grand pays scientifique ne garde pas sa science pour lui, il « rayonne scientifiquement ». Cet élément-là, l’élément de fierté est essentiel dans la vie des peuples. Il se trouve que la France a été dans le peloton de tête des nations qui ont inventé la modernité. Avons-nous à rougir de cela ? Au contraire, nous avons tous les motifs d’en être fiers et de tâcher de ne pas en être trop indignes. Cette émulation est un élément qui fait partie du civisme. La République doit une grande part de son rayonnement au fait qu’elle a créé la meilleure école du monde, « la petite école ». Faut-il s’étonner du coup que les gens vivent très mal le déclassement que nous subissons sur ce terrain ? Les Finlandais sont très fiers de leur école, et ils ont raison… C’est un élément de la vie civique qu’il faut assumer. Ce peloton de tête, nous avons à nous battre pour y rester. Cela me paraît civiquement mobilisateur. Si nous étions le premier pays européen à réussir une politique d’intégration de nos immigrés bien faite, nous aurions tout lieu d’en être contents. Plutôt que de nous battre la coulpe en disant que nous faisons tout mal, encore une fois faisons mieux.
Propos recueillis par Nicolas Weill.