Entretien publié dans Le Monde du 16 septembre 2016.
Propos recueillis par Marcel Gauchet et Pierre Nora (avec Bernard Poulet).
Alors que son image s’effondre dans l’opinion, le président de la République revient, dans un entretien avec l’historien Pierre Nora et le philosophe Marcel Gauchet pour la revue « Le Débat », et dont « Le Monde » publie des extraits, sur sa politique « sociale-démocrate » et sur le sens de son action.
Le mot « socialisme » vous paraît-il encore vouloir dire quelque chose aujourd’hui? Dès les années 1980, vous avez constaté vous-même que les vieilles recettes keynésio-sociales-démocrates ne marchaient plus. Vous envisagiez alors l’absorption du PS dans un grand parti démocrate à l’américaine. Serez-vous le président de la fin de l’idée socialiste?
Le socialisme est un héritage qui plonge loin dans notre histoire, et c’est une idée beaucoup plus qu’une organisation. Je suis socialiste, mais je ne suis pas pour la socialisation des moyens de production. Je ne l’ai jamais été. Le socialisme est une philosophie beaucoup plus qu’une doctrine. Quand Léon Blum évoque ce qui l’a rendu socialiste, il dit que c’est l’idée de justice qui l’a déterminé. Aujourd’hui, je poursuis cette idée de justice tout en assurant le destin d’une nation, pas n’importe laquelle, la France, dans le monde. C’est la question majeure. Elle était déjà présente dans le mouvement socialiste au début du XXe siècle. Peut-on construire le socialisme dans un seul pays? La réponse a été apportée par l’Histoire et par les faits. Tout l’enjeu est de savoir si la gauche, plutôt que le socialisme, d’ailleurs, a un avenir dans le monde, ou bien si la mondialisation a réduit, voire anéanti, cette espérance, cette ambition, cette prétention, de telle sorte qu’il n’y aurait plus qu’un seul modèle et que les marges entre la droite et la gauche seraient tellement faibles que le vote des citoyens n’obéirait plus qu’à des logiques d’adhésion à des personnalités.
Je ne le crois pas. Je continue de penser que le clivage gauche-droite reste fondateur de la démocratie. Je pense que la gauche de gouvernement est aujourd’hui devant une vraie difficulté, parce qu’elle est contestée non seulement par la droite, mais aussi maintenant par l’extrême droite autour des thèmes identitaires. En plus, elle est défiée, comme elle l’a toujours été, par une autre gauche qui s’est écartée de la gouvernance du monde. La gauche de gouvernement est en recul en Europe. Le camp des progressistes latino-américains n’est plus aussi glorieux qu’il a pu l’être il y a seulement vingt ans, sans remonter plus loin.
Les socialistes français n’ont pas dit les choses très clairement sur ce point, tout en l’enregistrant dans leur pratique. Ne pensez-vous pas que cela aggrave la difficulté? Mitterrand s’est bien gardé de dire ce qu’il faisait quand il a changé de cap en 1983, puis en présentant le choix de l’Europe comme la poursuite de son programme initial. Depuis, la clarification n’a jamais vraiment été opérée.
Je n’ai pas eu à me situer dans ce type de débat parce que j’avais déjà fait mon aggiornamento personnel. J’ai été particulièrement clair dans la campagne des primaires. J’ai parlé de changement, pas de rupture. Le discours du Bourget qui dénonçait la finance, celle qui étreignait les Etats avec la crise des subprimes, a été emblématique, parce qu’une campagne se résume à une formule et quelques mots. Je ne les renie pas.
La gauche de gouvernement devient suspecte dès qu’elle accède aux responsabilités et son destin est de toujours être accusée de trahison. Il n’y a pas d’exemple d’une gauche au pouvoir qui n’ait été sous la pression des procureurs de l’alternative.
Face à cette perpétuelle suspicion, la gauche de gouvernement ne doit pas baisser les yeux et être davantage fière de ce qu’elle fait. Elle doit se définir comme une force de gestion et de transformation dont les mérites ne peuvent être salués simplement quand elle a quitté le pouvoir . La gauche est toujours belle dans l’opposition, non pas simplement parce qu’elle retrouve la blancheur de ses mains, mais aussi parce qu’elle mythifie ses réformes passées, en oubliant combien il était dur de convaincre de leur bien-fondé quand elle était aux responsabilités. Ce réenchantement a posteriori n’est pas sain. Elle doit être beaucoup plus sûre de son fait en se présentant franchement devant les Français quand elle agit.
Mais, justement, la voie n’est-elle pas libre pour mettre les paroles en accord avec les actes, maintenant que le surmoi que représentait le Parti communiste par rapport à la gauche de gouvernement n’existe plus? Car c’est lui qui portait principalement cette accusation de trahison à propos de toutes les expériences que vous avez évoquées.
Ce surmoi est toujours très fort. Il ne s’appelle plus communisme, mais » alternative « , » autre gauche » ou » insoumis « . Il est influent dans certains milieux universitaires ou militants qui considèrent que nous nous sommes perdus et que, de toute façon, l’enjeu n’est plus le pouvoir. Le but est l’empêchement. C’est très différent comme démarche, surtout par rapport à ce qu’était la position du Parti communiste. Aujourd’hui, c’est l’idée même d’exercer le pouvoir qui est contestée. L’objectif est d’entraver l’Etat, par tout moyen, selon la théorie du grain de sable. Non plus de contester ses réformes, mais de paralyser l’Etat. Et de le défier, jusque sur le terrain du maintien de l’ordre. D’où les violences contre les policiers. Qu’on ait pu s’en prendre aux forces de sécurité lors des manifestations du printemps, alors qu’il y a un an elles étaient plébiscitées après les attentats qui nous avaient frappés, en dit long sur les confusions qui ont pu resurgir. Ce qui est nouveau, c’est le renoncement. Puisque le monde est devenu global, puisque les frontières entre droite et gauche s’effacent, alors changeons de terrain et recourons à l’obstruction. Cette tentation peut se retrouver sur le terrain syndical. Plutôt que de passer par la négociation pour chercher un compromis, mieux vaut bloquer, sans qu’il soit d’ailleurs besoin de mobiliser de gros effectifs pour parvenir à ce résultat.
Mais, du côté de la gauche de gouvernement, ne conviendrait-il pas d’autant plus d’afficher la couleur en assumant le « social-libéralisme » qu’elle met en pratique, voire en abandonnant le mot même de « socialisme » ?
Le socialisme est une idée qui a la vie dure. La question est de savoir ce que l’on met derrière ce mot. Il ne se résume pas à des instruments, une organisation ni à une doctrine économique. En revanche, il porte le mouvement de réduction des inégalités à l’échelle de la planète. Il s’incarne dans les partis qui, pour y concourir, acceptent la réforme afin d’assurer le progrès dans la durée.
Si être social-démocrate c’est accepter le compromis, je suis social-démocrate. Donner toute leur place aux partenaires sociaux, c’est l’objet de la loi travail si décriée par ceux qui craignent la négociation collective au niveau le plus pertinent. Tout au long du quinquennat, j’ai cherché à mettre en dialogue un patronat moderne et un syndicalisme réformiste. C’est difficile. Il y a des résistances. Et à droite comme à gauche il y en a qui pensent encore que tout doit passer par l’Etat et la loi. Mais, depuis 2012, des accords importants ont été négociés. Et le syndicalisme réformiste s’est renforcé.
Le social-libéralisme? C’est le libéralisme sans la brutalité. Je ne suis pas un libéral, dans le sens où la logique du marché devrait tout emporter. En revanche, j’admets dans certaines circonstances une politique de l’offre. En 2012, l’état du pays justifiait d’aider les entreprises pour redresser leur compétitivité. Ce fut le sens du pacte de responsabilité. Etait-ce de droite, était-ce de gauche? C’était nécessaire, et je l’ai fait. L’offre doit forcément rencontrer la demande. C’est le rétablissement des marges qui permet de procéder à une redistribution. Il faut produire avant de répartir. Et sans consommateurs, il n’y a guère d’avenir pour les entrepreneurs. Le libéralisme, c’est l’idée que seul le marché fournit les bons signaux, que l’Etat n’a plus sa place, que la régulation est contre-productive. Or tout ce que j’ai fait, que ce soit dans le domaine environnemental ou sur le plan fiscal ou dans la maîtrise de la finance, contredit cette vision de l’économie. Refuser le dirigisme ce n’est pas se rallier au libéralisme! Il faut que l’Etat joue son rôle et l’exerce avec autorité pour que le marché puisse être plus efficace. Et que l’économie intègre le progrès social, le temps long et les impératifs de la lutte contre le réchauffement climatique. Le social ne s’ajoute pas à l’écologie. Ils sont désormais confondus.
N’est-il pas temps de procéder à l’explicitation de ce changement imposé par la marche du monde? La gauche française vit dans la confusion sur le but qui est le sien et, du même coup, sur le chemin pour y parvenir.
Si cette confusion existe, j’en appelle à la clarification. Une autre société, une autre Europe, un autre monde sont possibles, mais il faudra du temps, beaucoup de temps, et nous n’y parviendrons pas seuls. Mais est-ce un but dégradé, un optimum de second rang que de prôner le gradualisme? Je ne le pense pas.
Pour la conduire, j’ai besoin de partenaires et d’alliés. C’est un point très important que j’avais déjà identifié avant de venir aux responsabilités, mais qui m’est apparu avec encore plus de netteté depuis quatre ans. Pour réformer un pays, sur qui puis-je compter? Un président est élu avec au minimum 51 % des voix, mais aussitôt élu il dispose déjà d’un peu moins de soutiens. Le parti qui l’a présenté ne rassemble que 25 % à 30 % du corps électoral. C’est un des vices de la Ve République. A la différence des pays parlementaires où les dirigeants, grâce à des coalitions, peuvent s’appuyer sur des majorités larges, le président français ne bénéficie en réalité que d’une assise étroite dans le pays. Le gouvernement d’Angela Merkel représente aujourd’hui près de 70 % des électeurs. Cette base solide lui a permis de tenir sur un sujet comme les réfugiés, qui, ici, aurait pu provoquer une division profonde du pays. En France, le président, même avec une majorité absolue à l’Assemblée nationale, est minoritaire dans le pays, par la nature même du système politique et des clivages structurés par l’élection présidentielle. Sur qui peut-il s’appuyer? Sur des forces sociales, économiques, culturelles, intellectuelles et pas seulement politiques. C’est ce qui a manqué.
Qu’est-ce que l’exercice du pouvoir vous a appris sur la fonction présidentielle, vous qui vouliez être un « président normal » ?
La fonction présidentielle est doublement exceptionnelle. Elle exige de porter une politique et une parole à l’extérieur. Et de prendre des décisions de nature exceptionnelle, qui par définition ne peuvent être inscrites dans aucun programme. Je n’avais pas annoncé en mai 2012 que j’aurais à engager les forces françaises au Mali, face à la menace terroriste en Afrique de l’Ouest, pas plus que je n’avais pu prévoir que j’aurais à décréter l’état d’urgence face à des actes terroristes. La fonction est exceptionnelle par la place qu’occupe le chef de l’Etat dans nos institutions, sans relation directe avec le Parlement, de telle sorte que le seul interlocuteur du président est le pays. Or, aujourd’hui, les moyens d’information, les réseaux sociaux, font que les rapports des Français avec le pouvoir ont totalement changé. L’époque de la parole rare et jupitérienne, venant dénouer les conflits d’en haut, est révolue. Lors de chacun de mes déplacements, en France comme à l’étranger, je suis écouté, regardé, commenté en direct. De ce point de vue, le président est devenu un émetteur presque comme les autres.
Mais il y a des circonstances exceptionnelles où sa parole porte particulièrement…
Oui, ce sont les circonstances qui font que la parole prend une tout autre intensité. Les mots sont attendus. La tension et l’attention sont à leur point le plus haut. Quand se produit un massacre, une nuit, en plein Paris, ou un attentat à Nice et que le président s’exprime, tout s’arrête, même à 3 heures du matin. Il n’est plus alors dans le flux de l’actualité. Il est dans l’Histoire.
Comme la fonction est exceptionnelle, il faut que la femme ou l’homme qui l’exerce soit maître de lui-même. C’est cela que je voulais signifier en parlant d’un » président normal « . Il a à faire face à des événements extraordinaires, qui ne peuvent remonter qu’à lui seul, quels que soient les mérites et le rôle du premier ministre. Tout repose sur la maîtrise qu’il a de lui-même. Le président ne doit utiliser la fonction ni pour se protéger excessivement, ni pour se mêler de tout en rendant confus le fonctionnement des pouvoirs publics.
Un autre constat s’est imposé à moi : le temps de la décision politique est désormais décalé par rapport à celui des entreprises, des citoyens et des acteurs sociaux. Autant la durée est nécessaire pour avoir des débats approfondis et sereins et pour donner aux citoyens les moyens de suivre le processus de décision, autant elle n’est plus conforme aux nécessités de l’action dans la mondialisation. Ce qui pose un double problème. Le premier, c’est le risque de l’incompréhension qui nourrit le procès en impuissance. » Vous me dites qu’il y a urgence sur le chômage, vous annoncez une loi travail et, six mois après, le texte est toujours en discussion. Dans quelle démocratie sommes-nous? » L’incompréhension s’ajoute à l’insatisfaction quand le citoyen pense, non sans raison, qu’il n’est associé à rien, ni à la préparation d’une loi, ni à l’élaboration d’une politique, ni à une décision engageant la nation. C’est le double dessaisissement : celui de l’autorité qui n’arrive pas à créditer sa parole et celui du citoyen qui considère n’être pas entendu.
Certains en tirent la conclusion qu’il faudrait recourir sur tout sujet au référendum. Ce qui vient de se produire au Royaume-Uni et la débandade qui a suivi devraient pourtant faire réfléchir.
Vous maintenez donc la formule du « président normal » ?
Oui. Je maintiens la nécessité d’un président maîtrisé parce que la fonction est exceptionnelle. Les caractéristiques personnelles sont très importantes. Au moment du choix, il s’agit bien sûr du choix d’une orientation, d’une politique, d’un chemin, mais il s’agit aussi du choix d’un caractère, d’une conception de l’Etat, d’une vision de la République, d’une vision de la France. Sinon, mieux vaut supprimer l’élection du président au suffrage universel.
Quelles sont, pour vous, la part de votre responsabilité personnelle dans cette difficulté à convaincre et la part d’un facteur d’ordre institutionnel auquel vous faisiez allusion tout à l’heure et qui -concerne l’évolution des démocraties?
Il y a forcément ce qui relève de ma propre responsabilité. Ce serait trop simple de dire que je suis victime d’un système qui produit mécaniquement de la défiance. Peut-être est-ce dû à un défaut de pédagogie, à l’incompréhension liée à certaines décisions, notamment fiscales, en début de quinquennat, à la persistance d’un niveau élevé du chômage et aux divisions de la majorité. Mais je pense néanmoins que ces indices témoignent davantage d’une contestation globale du pouvoir que d’un jugement définitif sur les idées que je représente et sur mon action.
Il n’en reste pas moins que la radicalisation de l’opposition, quelle qu’elle soit, la présence d’une extrême droite autour de 25 %, créent nécessairement une situation périlleuse pour le prochain président. Surtout s’il est élu face à la candidate du Front national au second tour. Les électeurs qui auront voté pour lui ne l’auront fait que pour empêcher le pire. Donc par défaut et non par adhésion. La contestation de son action est inscrite d’avance dans les données du scrutin.
Comment faire face à ce risque?
Il y a plusieurs réponses possibles. D’abord la coalition. Une large alliance dépassant les clivages. J’en mesure immédiatement les conséquences : ce serait donner à l’extrême droite la possibilité d’apparaître comme la seule alternative. Ce serait la conduire tôt ou tard au pouvoir. La meilleure réponse serait de remédier aux défauts de notre démocratie française en associant davantage les citoyens aux décisions. Les moyens technologiques permettent de les consulter, de les faire participer à l’élaboration des réformes et de surmonter la crise profonde de la représentation. J’en vois aussi le risque. Internet a rendu équivalentes la parole d’un chercheur qui a mis des années à parvenir à une conclusion et la réaction d’un commentateur, teintée d’humour dans le meilleur des cas et de violence dans le pire. J’estime néanmoins nécessaire de prendre en compte cette évolution en introduisant des mécanismes réguliers de consultation de citoyens (jurys, états généraux, débats participatifs, référendums locaux). Elaborer la loi en prenant le temps de sa consultation et en allant beaucoup plus vite dans son adoption. Je suis favorable à cette mutation institutionnelle.
Par ailleurs, un de mes regrets au cours de ce quinquennat a été la difficulté d’introduire des rapports de travail réguliers entre la gauche et la droite pour appréhender les grands sujets d’intérêt général – les réfugiés, l’immigration, la question de l’islam, la politique de défense. J’ai provoqué ces consultations. Elles se sont souvent réduites à un jeu de rôle. Regardez ce qui s’est produit à propos de la Syrie ou de l’Ukraine. Cette difficulté pour les forces républicaines à s’accorder sur des approches communes ne date pas d’hier, mais elle est un handicap majeur pour notre démocratie face au populisme et à l’extrémisme. C’est encore plus indispensable pour nous faire mieux entendre en Europe et dans le monde, et pour rassurer les Français. J’ai déploré les polémiques et les sur-enchères qui ont suivi la tragédie de Nice. Le fanatisme avait introduit son poison.
Notre pays est structurellement inquiet. Il doute de lui-même. Or il n’y a pas de pays au monde qui soit plus aimé que la France. Les articles les plus élogieux après le 13 novembre sont venus de nos contempteurs habituels, américains ou anglais, ceux-là mêmes qui avaient complaisamment entretenu le Frenchbashing . Et cependant la France n’arrive pas à s’aimer. Elle est hantée par la crainte de son déclin, c’est une peur qui vient de très loin. C’est cette tentation qui dégénère en crispation identitaire. Nous devons la casser, non par la proclamation, mais par la démonstration. La France doit cesser d’interpréter ce qu’elle a été pour croire à ce qu’elle peut être. Cesser de se complaire dans ce qu’elle pense être son malheur alors qu’elle porte l’idée même du bonheur.
L’Europe est bloquée. Elle est à un moment où elle se pose même la question de savoir si son projet peut survivre. Vers qui se tourne-t-on? Vers l’Allemagne, puisqu’elle est le pays le plus solide du continent et, de surcroît, un pays central géographiquement. Sans doute au regard de son économie. Mais c’est d’abord la France qui est attendue sur le plan politique.
Le pays demande à être rassuré sur son identité. Or la gauche est mal à l’aise avec cette question, qu’elle a laissée de fait à la droite et surtout à l’extrême droite. Ne doit-elle pas la réinvestir?
Je n’écarte pas la question de l’identité au prétexte que d’autres s’en seraient emparés. S’ils s’en sont saisis, c’est parce qu’elle avait été délaissée. Encore faut-il avoir sa propre définition de l’identité. Il y a l’identité négative : » Je suis ce que je suis parce que je ne suis pas ce que vous êtes. » C’est la forme la plus primaire et, pour ses défenseurs, elle se détermine essentiellement par rapport à l’islam. C’est ce qui fédère toutes les extrêmes droites européennes et même au-delà : le rejet d’une religion qui voudrait imposer ses règles, ses façons de s’habiller ou de se nourrir. C’est en ce sens que les populistes sont dans une dynamique en Europe et aux Etats-Unis, la peur d’être dilué.
Pour la droite, l’identité est défensive. Au nom de l’héritage chrétien et du creuset français. Pour la gauche, elle doit être positive. Montrer que la France, c’est une idée. Une idée qui a permis de rassembler des citoyens venant d’origines multiples, de parcours différents, de métissages, et qui ont formé une nation unie par des valeurs et un projet collectif. S’y ajoute l’exigence de sécurité face aux dangers fondamentalistes. Nous sommes un ancien empire, il y a des gens qui sont venus vers nous plus facilement qu’ailleurs. Mais qui tous ont admis la laïcité comme la condition de leur vie en commun et de leur intégration. Ce qui rend encore plus nécessaire de formuler une réponse ferme face au salafisme et à l’instrumentalisation de l’islam. La radicalisation est un danger majeur pour les individus et notamment les jeunes qui en sont victimes, mais aussi pour la société française qui pourrait se fracturer sur l’idée même de la coexistence. C’est bien le calcul effroyable des groupes fondamentalistes : créer la suspicion pour mieux en appeler à la solidarité des musulmans. Il revient aux Français de confession musulmane et à leurs représentants de réagir au nom de la République, car c’est elle qui les protège. L’islam ne cherche pas à conquérir la République, il n’a pas la prétention de soumettre la République en organisant des partis, mais l’islam, comme tous les cultes, doit être pleinement dans la République. La gauche a la capacité, par les valeurs qu’elle porte et la laïcité qu’elle a contribué historiquement à construire, de donner sa place à la question religieuse. Et de ne pas se faire emporter par elle. D’où le rôle de l’école dans la transmission des connaissances, mais aussi le partage des valeurs communes et l’apprentissage de la citoyenneté.
Quoi qu’il en soit, le débat sur l’identité va être au centre de la prochaine campagne présidentielle. Comment comptez-vous l’aborder?
Ce serait une grave erreur de l’esquiver. Il faut le prendre de face. Mais je ne voudrais pas non plus qu’il évacue tous les autres. Car ce sont les autres sujets (l’éducation, le logement, l’emploi, la démocratie) qui fournissent aussi la réponse à la question identitaire. Elle ne se résout pas de la même manière avec une économie plus forte, avec une éducation qui fonctionne mieux, avec des services publics plus efficaces, avec une Europe qui a du sens. La surenchère identitaire est un piège. Pour la gauche si elle la nie. Pour la droite qui voudrait y céder, car c’est l’extrême droite qui en portera la couleur. Je préfère avertir ceux qui se jetteront sur ce terrain-là.
En somme, le thème de l’identité a été accaparé par l’extrême droite sous la forme du nationalisme. Tout le problème de la gauche n’est-il pas d’arracher la nation au nationalisme?
Ce qu’il faut arracher au nationalisme, c’est la patrie…
Mais la nation, c’est encore autre chose que la patrie. Ceux qui étaient dans la rue le 11 janvier 2015, c’est la nation.
Il y a un lien entre ces termes. Le 11 janvier, c’étaient les valeurs de la nation qui avaient été la cible de l’attaque. Avec les attentats du 13 novembre, c’est la France dans son ensemble qui était agressée, indifféremment. En janvier, certains pouvaient se dire : » Je suis solidaire, mais je ne suis pas caricaturiste, je ne suis pas policier, je ne suis pas juif, donc je ne suis pas directement concerné. » Le 13 novembre, ce sont tous les Français, indifféremment, juifs, musulmans, chrétiens ou athées, qui ont été visés parce que Français. A Nice, le jour de la Fête nationale et du rassemblement de toutes les générations, c’était l’idée de la France. Celle du bonheur. C’est ce bien commun que j’ai à défendre. La maison France. Dont la meilleure arme est la République.
Les présidents de la Ve République ont incarné chacun à leur façon une France. Il y a eu la France glorieuse de De Gaulle, la France industrielle et bourgeoise de Pompidou, la France tocquevillo-libérale de Giscard, il y a eu une France de Mitterrand. Comment définiriez-vous la vôtre?
Ce mandat a un sens. Car mon obsession a été de ne pas aggraver les divisions, les blessures, les séparations que j’avais vu s’approfondir ces dernières années. Certaines de ces divisions sont réapparues, comme à l’occasion du mariage pour tous. D’autres lors des attentats et encore plus gravement après Nice. La France est un pays unitaire qui nourrit en son sein la division. Et puis surgit, dans des circonstances dramatiques, face à un danger, un sursaut patriotique. C’est ce ressort que nous avons vu à l’oeuvre le 11 janvier. C’est lui qui permet de relier l’émotion et la raison. D’aller chercher ce qu’il y a de meilleur dans le citoyen. De réduire sa part d’ombre qui se nourrit du sentiment de ne pas être entendu. D’exorciser cette peur indicible de perdre ce qu’il lui reste, à savoir d’être français. Le patriotisme élève, il donne de la lumière et, à travers l’espérance, du dépassement et du lien. La France que je porte est la France fraternelle. La liberté, l’égalité, chacun en connaît le sens. La fraternité est une invention que l’on redécouvre sans cesse. La fraternité ce n’est pas la générosité, ce n’est pas la solidarité, c’est le sentiment d’être ensemble, frères de destin. C’est ce qu’il y a de plus fort dans la République.
Propos recueillis par Marcel Gauchet et Pierre Nora (avec Bernard Poulet).