Philosophe et historien, Marcel Gauchet vient de publier le troisième tome de sa tétralogie consacrée à l’« avènement de la démocratie » ( A l’épreuve des totalitarismes, Gallimard, 2010). Depuis plus de vingt ans, ce penseur analyse sans relâche les ressorts profonds de la démocratie, avec une ambition et une puissance intellectuelle peu communes. Nous l’avons rencontré dans son petit bureau des éditions Gallimard, d’où il dirige, avec l’historien Pierre Nora, la revue Le Débat.
Vous avez consacré une partie de vos travaux à l’élucidation des « crises de la démocratie ». Quelles sont les crises majeures que les démocraties ont dû affronter au XXe siècle ?
La démocratie a traversé deux grandes crises de croissance.
Le premier cycle de crise commence autour de 1880. Il coïncide avec une avancée majeure du principe démocratique : il accompagne la victoire du principe du suffrage universel partout en Europe, après des batailles très vives. Mais corrélativement à cette avancée, les régimes représentatifs traversent une crise profonde, sous deux aspects. Au plan politique, les gouvernants peinent à gérer l’irruption des masses en politique. Le parlementarisme devient alors l’objet de virulentes attaques, venant de tous bords. Au plan social, on assiste à l’organisation du mouvement ouvrier, qui suscite en retour l’émergence d’un conservatisme radical, le nationalisme. Cette période voit ainsi simultanément la victoire de la démocratie et la contestation de son principe politique, au nom d’idéologies révolutionnaires d’extrême droite et d’extrême gauche. La guerre de 1914 aura des effets démultiplicateurs sur cette crise et la série des régimes totalitaires apparaîtra dans son sillage : le bolchévisme, le fascisme italien, puis l’hitlérisme, à la faveur de la nouvelle crise économique sur laquelle culmine ce cycle en 1929.
Le second cycle de crise s’ouvre à partir du milieu des années 1970. Il se situe aux antipodes du premier, bien qu’il combine comme lui avancée et ébranlement de la démocratie. L’avancée consiste dans le ralliement général aux principes démocratiques. Pour la première fois, la démocratie devient un régime consensuel, sans adversaires idéologiques déclarés. Mais alors que la période des totalitarismes avait été marquée par une surpolitisation de la vie collective, la démocratie doit faire face à un problème inédit : la dépolitisation radicale. Cette dépolitisation est d’abord portée par l’économie, qui substitue les marchés aux cadres politiques disqualifiés par l’oppression qu’ils avaient exercée par le passé. Elle est aussi irriguée par la logique juridique de l’individualisme. Dans tous les domaines, le droit tend à remplacer la politique, car il apparaît comme un moyen commode de régler les litiges entre les personnes. Ces deux forces, l’économie et le droit, ne nous proposent ni plus ni moins qu’une sorte d’accomplissement de la démocratie en dehors de la politique. Cette pente très forte, nourrie par divers affluents, aboutit à une contradiction à l’intérieur de la démocratie entre, d’une part, le principe de la liberté et, d’autre part, le principe du pouvoir en commun. Le principe de la liberté individuelle va à l’encontre du principe politique de la démocratie, l’auto-gouvernement. L’effet le plus immédiat de cette contradiction, c’est que nous avons le sentiment de vivre dans un monde qui nous échappe, qu’il s’agisse par exemple d’économie ou d’écologie. Mais il nous échappe de notre fait, par notre volonté de le laisser marcher tout seul, au nom de la liberté des individus !
Ce qui différencie ces deux crises, c’est que la première est une crise de la démocratie. Sa légitimité comme régime est radicalement contestée au profit de solutions qui se présentent comme alternatives ou supérieures. Nous traversons aujourd’hui une crise dans la démocratie. Les principes de la démocratie ne sont nullement remis en question, mais l’interprétation qui en est donnée conduit à la vider de toute substance.
La première moitié du XXe siècle a été profondément marquée par deux guerres mondiales. La guerre est-elle un accélérateur ou un frein pour la démocratie ?
La guerre est un phénomène remarquable par son ambiguïté. D’un côté, elle entrave la démocratie ; de l’autre, elle la favorise. Toute situation de guerre se traduit dans un premier temps par une suspension plus ou moins prononcée des libertés démocratiques au nom de la mobilisation nationale et de la nécessité d’organiser l’économie au service de l’effort de guerre. De plus, les guerres du XXe siècle ont été des guerres idéologiques, avec un accent propagandiste très fort et un embrigadement des moyens d’information. Tout cela va évidemment à l’encontre de la démocratie. Pourtant, cette vue ne suffit pas à rendre compte des effets politiques de la guerre. Car en même temps, les deux guerres mondiales ont profondément contribué à ancrer le principe démocratique en Europe, où son acceptation n’avait rien d’évident. La guerre fonctionne en effet comme un intégrateur national. Dans la mobilisation générale, chacun trouve sa place et acquiert sa dignité en tant que -composante indispensable de la vie collective. Par exemple, les deux guerres mondiales ont puissamment contribué à l’intégration féminine : que ce soit à la campagne ou à la ville, les femmes ont pu sortir du rôle social où elles étaient classiquement tenues car leur contribution, à l’arrière du combat, est apparue comme déterminante.
On peut aussi observer que la guerre de 1914 a sapé un principe très enraciné en Europe, le principe hiérarchique, qui trouvait dans l’institution militaire son conservatoire. Les armées, qui restaient une chasse gardée des aristocraties et de la vocation à commander par droit de naissance, sont devenues des structures intégratrices. Le principe hiérarchique y subsiste, bien sûr, mais il n’a plus de justification que fonctionnelle, et non plus naturelle.
Enfin, la guerre transforme la représentation de ce qu’est une collectivité démocratique et de la solidarité de ses membres les uns avec les autres. Elle pose la question des anciens combattants, des veuves de guerre, des orphelins… Des guerres de l’ampleur qu’ont eue les deux guerres mondiales, avec les pertes colossales qu’elles ont engendrées, revêtent une dimension sociale qui contribue à la maturation de la réflexion démocratique. C’est en partie par ce canal qu’un lien consubstantiel entre État social et État démocratique s’est imposé en 1945, alors qu’il n’allait nullement de soi auparavant.
Quels sont les critères qui permettent de différencier régimes démocratiques et régimes totalitaires ?
Pour bien le comprendre, il faut partir du reproche commun que les totalitarismes adressent à la société libérale bourgeoise. Qu’ils soient d’extrême gauche ou d’extrême droite, les totalitarismes estiment que la société libérale bourgeoise est condamnée par l’Histoire car elle vit du conflit de ses parties. Le conflit social de classe entre les possédants et les prolétaires, notamment, paraît créer une situation de discorde fondamentale qui rend la cité impossible à gouverner. Ce diagnostic justifie la volonté de dépasser ces séparations et ces divisions. Comment ? Une première proposition correspond à un retour radical au passé : c’est le nationalisme. Pour ses promoteurs, la nation politique doit permettre, par la prééminence qu’elle acquiert, de fondre toutes les oppositions dans un corps national uni. À l’opposé, le projet communiste est tourné vers l’avenir ; il consiste à aller vers l’abolition de la division de classe, et donc vers l’abolition de la division entre État et société. Ces projets sont antagonistes mais ils produisent des régimes dont le principe est similaire. Il s’agit dans tous les cas, même si c’est par des moyens évidemment opposés, de rétablir l’unité des composantes de la collectivité : l’unité des classes sociales, de l’État et de la société, ainsi que l’unité des esprits autour d’une pensée commune, à l’opposé de l’anarchie des sociétés libérales où chacun affirme son opinion.
Il y a eu d’excellentes typologies des phénomènes totalitaires, dont certaines très raffinées, mais au fond je crois que la différence entre régimes totalitaires et démocratiques peut se résumer à trois traits. D’abord, les totalitarismes veulent rétablir la primauté du politique. Cette prééminence du politique peut avoir des visages très différents. L’État du peuple entier de Staline n’est pas la Volksgemeinschaft d’Hitler. Mais dans les deux cas apparaît cette primauté absolue du politique comme forme unifiante de la collectivité. Elle se manifeste en général par l’incarnation dans un dirigeant suprême, qui est l’âme du régime.
Le deuxième trait caractéristique des régimes totalitaires, c’est l’organisation de l’ensemble de la société par la politique. Le Parti revêt ce rôle : il est chargé d’encadrer la totalité des secteurs de la vie collective. Son organisation descend jusque dans le football ou la colombophilie. On a ainsi connu les philatélistes bolchéviques… Il s’agit de manifester qu’il n’y a pas d’activité qui ne soit politique et qui n’ait un rapport avec la vie de la collectivité.
Enfin, le primat de l’idéologie constitue le troisième trait majeur des totalitarismes. Toutes les activités de la société doivent être rattachées à l’idéologie unique. Cette mainmise idéologique apparaît comme la condition nécessaire pour fédérer l’ensemble des esprits, soit au titre de la nation, soit au titre de l’instauration du socialisme à venir.
De ces trois dimensions cardinales s’ensuivent toute une série d’autres traits auxquels on peut accorder plus ou moins d’importance. Mais je crois que quand on a perçu ces trois piliers, on a saisi le principe des régimes totalitaires.
On a beaucoup reproché à certains historiens comme Ernst Nolte ou François Furet d’avoir employé le concept de totalitarisme pour désigner aussi bien le régime nazi que le régime soviétique. La critique est-elle justifiée ? Peut-on mettre sur le même plan le régime soviétique qui prétendait être une « démocratie populaire » et le nazisme ?
Sur ce sujet, il y a à la fois un authentique débat de fond et une discussion idéologique marquée par une grande mauvaise foi. Déclarer des objets comparables ne veut pas dire les déclarer identiques. Et je pense que ni Nolte ni Furet, très différents par ailleurs, n’ont l’idée de déclarer identiques le fascisme, le nazisme et le communisme. La plupart des gens qui récusent a priori cette comparaison le font essentiellement parce qu’ils prétendent sauver l’idée communiste : voilà le véritable arrière-fond de cette discussion !
Cependant, il demeure une question de fond, ce n’est pas douteux. La difficulté centrale n’est pas difficile à identifier : l’ennemi principal du fascisme, c’est le communisme ; l’ennemi principal du communisme, c’est le fascisme. Comment des ennemis peuvent-ils être semblables ? Ce questionnement doit imprégner toute théorie du totalitarisme. Il faut tenir compte du fait qu’il existe en même temps une ressemblance formelle entre ces régimes, et une opposition doctrinale absolue, avec des rattachements historiques très différents. Il faut se poser la question : En quoi la société de l’avenir que veulent instaurer les communistes est-elle comparable à la société du passé que veulent instaurer les fascistes italiens ou les nazis allemands ? Je pense qu’on ne peut asseoir valablement cette comparaison, en dernier ressort, que sur une analyse de ce qu’il faut appeler des « religions séculières », c’est-à-dire non pas des religions au sens propre, mais des discours non religieux, voire anti-religieux, qui reprennent substantiellement néanmoins l’inspiration ancienne des religions, de manière inconsciente, pour reconstituer, à l’intérieur de la modernité, des sociétés de type formellement religieux.
Les totalitarismes seraient-ils fondés sur des discours de certitudes, là où les démocraties composent avec l’incertitude ?
Opposition trop facile et trop simple ! Je ne crois pas du tout à cette objection classique contre la démocratie, que votre question reprend sur un mode positif, qui consiste à dire : « Avec la démocratie, vous abandonnez la vérité ». Non, les régimes démocratiques ne sont pas du tout « agnostiques », comme on leur en a fait inlassablement le reproche. Ils ont leur certitude, celle que la vérité ne se trouve dans aucun des camps en particulier, mais dans tous ensemble. C’est pourquoi on a besoin de son contradicteur en démocratie. On est obligé de reconnaître à son adversaire une participation à la vérité, d’une certaine manière égale à la sienne. Les régimes démocratiques ne pensent pas qu’il n’y a pas de vérité, mais ils ont une autre certitude sur la manière de l’atteindre, ce qui est très différent.
Croissance économique, amélioration des droits politiques et sociaux, épanouissement des libertés individuelles… Les Trente Glorieuses ont-elles été l’âge d’or de la démocratie en Europe ?
C’est en grande partie un mythe rétrospectif. N’oublions pas que la période entre 1945 et 1975 est d’abord celle de la guerre froide. C’est sous ce signe qu’elle est vécue. Des armées d’occupation sont présentes un peu partout. Chacun prépare ce qu’on considère comme la troisième guerre mondiale, dont on a quelques alertes, comme en 1962 avec la crise des missiles russes à Cuba. Derrière l’affrontement des blocs, il existe un conflit de doctrine profond entre démocratie et communisme. C’est par ailleurs en Europe une période de croissance exceptionnelle. Les Européens découvrent la société de consommation. Cette image de prospérité matérielle s’est fixée dans nos mémoires, au point de nous faire oublier tout le reste, y compris les conflits idéologiques qui dominaient alors les esprits.
Or le plus important, c’est le miracle politique – je crois que c’est le mot juste – qui a lieu au cours de cette période, à savoir la stabilisation des démocraties libérales en Europe. Toutes les dimensions qui paraissaient hypothéquer le fonctionnement de la vie collective – le conflit politique, le conflit de classe, les tensions entre l’État et la société –deviennent peu à peu les articulations du fonctionnement normal de la démocratie. Par exemple, la distance entre société et politique était perçue comme aliénante jusque dans les années 1960 : on déplorait que la vérité de la vie sociale ne soit pas directement et concrètement représentée dans la politique. Aujourd’hui, cette distance apparaît plutôt comme un bienfait. C’est grâce à elle que les individus peuvent mener leurs affaires comme ils le souhaitent, tout en gardant, à travers l’élection, un contrôle sur la direction de l’ensemble. Autre exemple, la contradiction frontale des opinions était -considérée comme non viable puisqu’empêchant la formation d’une volonté commune, surtout quand elle coïncidait avec une -contradiction d’intérêts, comme entre ouvriers et patrons. Pour le bon sens d’aujourd’hui, c’est au contraire l’expression des -conflits qui permet d’arriver à un compromis viable, par la négociation. Chacun est d’ailleurs encouragé à mettre ses désaccords sur la place publique. C’est un autre esprit de la démocratie qui s’est installé… Nous sommes passés, à partir de 1945, d’un libéralisme démocratisé (par le suffrage universel) à la démocratie libérale au sens plein du terme.
Dans les pays européens, qu’est-ce qui a permis cette consolidation finalement très rapide de la démocratie ?
Elle s’est opérée grâce à une série de réformes fondamentales, touchant la protection sociale, la conduite de l’économie ou le fonctionnement du système politique. On ne se rend plus compte aujourd’hui à quel point la construction des comptabilités nationales, l’économétrie, la statistique, la mise en place d’indices économiques ont tout changé. Elles ont produit une révolution cognitive du fonctionnement de nos sociétés. Jusque-là, les gouvernements naviguaient à l’aveuglette en essayant de distinguer la direction. Même imparfaits, les instruments de mesure ont introduit des capacités de repérage inédites, permettant à chacun d’évoluer dans un monde connaissable et -lisible. Ces outils peuvent paraître triviaux aujourd’hui, mais ils ont eu un effet massif dans la durée : la démythologisation du discours politique. Les hommes politiques pouvaient continuer à faire de la démagogie – c’est la rançon inévitable de la vie démocratique – mais leur discours se trouvait quand même encadré par des données relativement fiables. Par exemple en France, à un moment donné, la vérité de la diffusion de la prospérité a fini par l’emporter sur le mythe de la « paupérisation du prolétariat » porté par le parti -communiste français.
De manière générale, au-delà de l’économie, cet ensemble de réformes a établi l’État moderne tel que nous le connaissons : un appareil à travers lequel la collectivité garde une prise sur le détail de son organisation. Il a produit le cadre des démocraties libérales dans lequel nous évoluons, un cadre qui est devenu consensuel à partir des années 1970, après une longue phase de gestation.
Aujourd’hui, nos démocraties donnent l’impression d’être perpétuellement en crise. Comment expliquer ce phénomène ? S’agit-il d’une crise réelle ou est-ce l’expression du syndrome de l’enfant gâté qui n’en a jamais assez ?
Dans la période 1945-1975, en Europe occidentale, les gens ont le sentiment que les affaires sont réellement pilotées et qu’on sait où on va. Or, tout se dérègle dans le sillage du choc pétrolier de 1973. On change alors de monde économique. La mondialisation, un phénomène qu’on avait complètement oublié, revient en force. On change aussi de monde social : le mot « individualisme » revient à ce moment-là avec une charge tout à fait révolutionnaire. On change également de monde industriel, de monde temporel et spatial, un nouveau capitalisme se met en place… Depuis ce tournant de la seconde moitié des années 1970, nos sociétés vivent constamment avec ce mot de « crise » : tout, à tout moment, paraît en crise.
Nous traversons en réalité une période de mutation globale, caractérisée notamment par l’accélération du changement. La conscience de crise que nous avons tous tient largement à la déstabilisation permanente dans laquelle vivent nos sociétés. Ce phénomène n’est pas nouveau en lui-même – il émerge au début du XIXe siècle avec l’industrie –, mais avec la mondialisation du capitalisme et des principes démocratiques, il a pris des dimensions auxquelles nous n’étions absolument pas préparés. À certains égards, notre époque ressemble à la période 1880-1914. Comme alors, nous assistons à une formidable expansion du monde démocratique, mais dont les expressions nous surprennent totalement. Et comme alors, nous sommes partagés entre l’enthousiasme pour le nouveau et l’inquiétude vis-à-vis de ses retombées. L’ordinateur accroît nos moyens de connaissances, mais secrète aussi de l’ignorance. La troisième révolution industrielle, avec l’irruption massive des nouvelles technologies, transforme nos façons de produire, de connaître et d’échanger. Est-ce une bonne chose, une mauvaise chose ? Nos valeurs ont aussi profondément changé. La famille, les rapports entre les sexes, les relations intergénérationnelles ne sont plus les mêmes. La politique s’est métamorphosée avec la centralité des médias dans le jeu collectif… On chercherait en vain un domaine resté indemne. Ce que nous vivons comme crise, c’est cette remise en question permanente de tous nos repères. À l’heure actuelle, il nous manque une cartographie pour comprendre le monde dans lequel nous vivons et nous en rendre à peu près maîtres. Le monde nous échappe, dans tous les sens du terme.
Le pouvoir politique à l’échelle nationale compose désormais avec des organisations internationales (qu’elles soient politiques ou financières) et de nouvelles structures régionales (comme l’Union européenne par exemple). L’avenir de la démocratie se trouve-il en dehors des États-nations ?
En l’an 2300, pourquoi pas…, mais pour le moment certainement pas ! Il n’y a qu’en Europe, du reste, qu’on se pose la question dans ces termes. Ce n’est pas le cas ailleurs. Allez chercher le dépassement démocratique de l’État-nation aux États-Unis, vous m’en direz des nouvelles ! Il faut rappeler aux Européens que l’émergence économique du Sud va de pair avec l’affirmation de ces grandes nations que sont la Chine, l’Inde ou le Brésil. Pas de nombrilisme ni de provincialisme. Cet effet d’optique est en grande partie une rançon de l’histoire. Les nations européennes sont si anciennes qu’elles sont devenues évidentes au point d’être invisibles dans l’esprit des populations. Les Européens se croient très au-delà des cadres nationaux. En réalité, ces cadres res-tent plus que jamais structurants. Je crois d’ailleurs que la mondialisation va rappeler la force du cadre intégrateur des nations. Car plus les questions sont globales, plus il est besoin de structures politiques locales fortes pour les gérer. Pour faire appliquer une directive mondiale, il faut une autorité reconnue sur le terrain pour la faire respecter, sans quoi elle ne sert à rien. C’est pourquoi, en Europe, la recomposition démocratique doit passer par une relecture approfondie de ce que signifie le cadre politique national, qui est un cadre coopératif par définition. Les nations s’écrivent au pluriel. Elles se sont beaucoup combattues, mais ce n’est pas leur vocation éternelle. Leur véritable vocation, c’est la coopération.
À problèmes globaux, réponses locales, dites-vous. Pourtant, si l’on prend l’exemple de l’écologie, c’est le discours inverse qui semble poindre : beaucoup soulignent que les réponses nationales ont peu de sens face à un problème global…
C’est l’exemple même du simplisme que la démagogie entretient naturellement dans les démocraties.
La question écologique nécessite de penser subtil, par articulation des niveaux. C’est certes une question globale, qui doit être posée dans toute sa dimension. Mais par qui ? Qui se réunit et décide ? Un aréopage de spécialistes autoproclamés ou bien des gouvernants légitimement élus ? C’est déjà très différent… Une fois réglée cette question de la légitimité, ce qui est fort loin d’être le cas à ce jour, il faut évidemment une coopération mondiale des États-nations sur les solutions. Cela ne peut marcher que s’ils se montrent convergents et coopératifs. Mais il faut aussi une discipline collective et individuelle. L’application efficace de mesures écologiques nécessite d’associer tout le monde, de manière très -consciente, à un type de discipline qui ne peut pas être obtenu par la contrainte. C’est pourquoi je ne crois pas à l’éco-fascisme. Je pense plutôt que la question écologique peut être un facteur de démocratisation. Elle suppose un effort d’invention collective sur le plan politique, qui a l’intérêt de nous obliger à échapper aux idées simples. Autant il est vrai que l’écologie ne peut être pensée qu’à l’échelle mondiale, autant il est vrai aussi – et c’est une question d’articulation – qu’on ne peut associer les citoyens à des décisions globales que dans le cadre de démocraties nationales, elles-mêmes ancrées dans des démocraties locales vivantes. Comme les choses seraient simples s’il suffisait d’abolir les nations et de créer un État mondial ! Malheureusement, ce n’est pas de cette façon que les choses peuvent se passer. Il ne serait d’ailleurs pas inutile de commencer par demander leur avis aux autres.
La vérité est qu’en dépit de l’invocation permanente et automatique du mot, nous ne savons pas penser global. Il existe autant de points de vue sur le global que de points de vue sur le particulier. Il va donc falloir progresser dans l’intelligence de ce que peut être un monde globalisé. Parce qu’un monde globalisé n’est pas un monde uniforme, il faut des structures politiques fortes pour gérer les différences de manière non conflictuelle. Les structures politiques locales permettent les ajustements, l’interconnaissance, la négociation, les compromis indispensables, sans lesquels on arrive à une collection hétéroclite de situations ingouvernables.
Vous vous dites « pessimiste à court terme et optimiste à long terme ». Quels sont les principaux signes qui, dans la situation politique et sociale présente, vous rendent pessimiste à court terme et optimiste sur le long terme ?
Les Européens – puisque nous parlons toujours à l’échelle de l’Europe –, me paraissent aujourd’hui dans la pire des situations : ils font la leçon aux autres tout en doutant d’eux-mêmes. Ils vivent dans la mauvaise conscience vis-à-vis de leur passé, ce qui est une mauvaise base pour porter un discours de conviction. La force des Américains, à l’inverse, c’est qu’ils croient en eux et en leur histoire. Les Européens se trouvent dans un état bizarre : ils sont hantés par une démoralisation qui ne dit pas son nom, et en même temps ils rejettent les diagnostics et les solutions qui leur permettraient d’évoluer. D’où un immobilisme certain. C’est ce qui donne à beaucoup, du dehors, l’impression d’un continent de vieillards acariâtres dépassés par l’histoire. Mais ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Je suis optimiste à long terme, car j’ai la conviction profonde que nous avons les moyens intellectuels et politiques de sortir de cette crise.
Comment ? De quelles ressources les Européens disposent-ils ?
La réponse est multiple. Il y a d’abord le refus de subir, qui est le ressort anthropologique fondamental de la démocratie. Nous pouvons compter sur lui. Tôt ou tard, il se réveillera. Au bout d’un moment, on se fatigue de ne rien comprendre et de ne rien pouvoir. De ce point de vue, l’humanité européenne possède une arme dont elle a fait jadis un usage admirable et dont elle a aujourd’hui perdu le sens : c’est sa capacité à explorer et comprendre le monde. Ce que l’Europe a produit, au fond, de plus prodigieux, c’est cette intelligence non seulement de son propre monde, mais aussi des mondes autres. L’histoire du XXe siècle a vu le développement, en parallèle avec les drames de la décolonisation, de cette conquête de l’esprit humain qu’est la connaissance ethnologique. Toute la démarche d’un Claude Lévi-Strauss a été de comprendre la dignité culturelle de mondes différents. Par cet intérêt pour les autres, qui est aussi une manière de se comprendre soi-même, l’Europe possède un héritage historique unique. À l’heure de la mondialisation, elle semble spécialement bien équipée pour penser le monde contemporain dans sa bigarrure et sa complexité d’évolution. C’est sa vocation particulière. Certes, elle ne le fait pas aujourd’hui. Mais ce n’est pas une question de -moyens, c’est une question de projet collectif. En s’efforçant à nouveau de penser les autres, en s’efforçant de penser ce que peut être un monde mondialisé, les Européens peuvent trouver à la fois le ressort d’une reconquête de la confiance en eux-mêmes, le moyen d’une plus grande intelligence de leur condition collective, et enfin des repères solides face à cette situation nouvelle qui les désoriente.
Entretien issu de La Démocratie, Jean-Vincent Holeindre et Benoît Richard (dir.), Éditions Sciences Humaines, 2010, 352 P., 25€