Entretien publié sur le site de Marianne2

Les totalitarismes prennent pied dans les démocraties en proposant de les surmonter, d’aller au-delà, de remédier à leurs  » insuffisances « . Et l’ordre qu’ils proposent fascine.

Marianne : Vous soulignez la nouveauté que les totalitarismes ont représenté. Mais Tocqueville n’en avait-il pas anticipé les principaux traits ?

Marcel Gauchet : A l’époque où il rédige De la démocratie en Amérique, Tocqueville n’est pas du tout en mesure d’imaginer ce que vont être les totalitarismes. Deux ingrédients majeurs font alors défaut : l’Etat, d’un côté, et l’idéologie, de l’autre, dans la forme qu’elle va revêtir au XXe siècle. En revanche, Tocqueville nous donne des instruments pour comprendre à quel point les totalitarismes ne sont intelligibles qu’en relation avec la matrice démocratique. Car, tout en prétendant dépasser une certaine forme de démocratie bourgeoise, les totalitarismes ont eu l’ambition de proposer une forme nouvelle, qui tantôt est censée constituer une démocratie achevée (dans le cas communiste), ou au contraire dessiner les contours d’une antidémocratie (dans le cas fasciste ou nazi). Cette forme, dans les deux situations, s’émancipe du cadre conceptuel classique de la démocratie, pour mieux satisfaire les masses.

Marianne : Vous expliquez que le totalitarisme entend résoudre cette part du « problème humain » qu’est la question épineuse de la représentation, en imaginant une représentation adéquate à la société. C’est cette ambition qui, d’après vous, l’a rendu si séduisant et si dangereux ?

M.G. : Entre autres choses. Cette tentation est sans doute inhérente à la démocratie elle-même, mais pour lui donner sa pleine expression il fallait en être arrivé à des régimes parlementaires de suffrage universel. L’élément clé des totalitarismes comme projet politique, c’est le parti, qui fonctionne aux antipodes d’une formation politique dans une démocratie représentative normale : non un moyen de jeter un pont entre les dirigeants et les dirigés, ou entre la base et le sommet, mais de les conjoindre, d’annuler la distance qui les sépare. Les totalitarismes s’efforcent de résoudre un autre aspect du problème de la représentation : la discordance des opinions. Le parti conjure magiquement cette discordance : il permet d’obtenir le peuple-idée en actes. Au-delà, le leader suprême résume en sa personne à la fois l’âme du peuple et le corps de la collectivité. Tandis que la représentation suppose la différence du représentant et du représenté, le totalitarisme remplace cette dernière par une relation d’identification.

Pourquoi la tentation totalitaire n’a- t-elle pas  » mordu  » en Amérique ?

M.G. : C’est un contre-exemple passionnant. Les racines politiques et idéologiques du totalitarisme font totalement défaut aux Etats-Unis. Cela éclaire par contraste ses bases dans les sociétés européennes. C’est une question de culture et d’institutions. Dans un pays aussi profondément décentralisé, la perspective d’une emprise complète de l’Etat fédéral sur la société n’a aucun sens. De même, l’idée d’un accomplissement de l’histoire ne veut rien dire dans un pays qui se conçoit comme destiné par la Providence à servir de rempart de la liberté. Les conditions propres à la fondation des Etats-Unis ont modelé un univers politique étranger aux horizons totalitaires. Le miracle de l’Amérique, c’est d’être restée assez fidèle aux conditions de sa fondation.

Vous vous interrogez sur la cécité durable de l’intelligentsia face à la singularité du phénomène totalitaire. D’où vient-elle ?

M.G. : La réponse est hélas assez simple : les intellectuels ont été des parties prenantes actives du phénomène totalitaire. Il n’y a pas eu que l’attraction du communisme, il y a eu aussi la séduction du fascisme. Le mussolinisme, en Italie, a fait de nombreux émules au cours des années 20, et en Allemagne le conservatisme radical a compté beaucoup de figures de premier plan à la même époque. Car le totalitarisme procède avant tout de la croyance idéologique : il met l’idée au poste de commandement. Aussi est-il assez spontanément sympathique aux producteurs d’idéologie. La démocratie, elle, n’est pas naturellement faite pour plaire aux intellectuels : elle traite les idées avec désinvolture, voire avec cynisme. Elle dérive volontiers vers l’opportunisme et se montre rarement capable de poursuivre de grands desseins. C’est la rançon de sa grandeur, qui est de laisser la discussion ouverte, mais cela lui donne une allure moins flatteuse que des régimes animés par une ambition grandiose.

Oui, mais pourquoi, au cours du « siècle brut » qu’a été le XXe siècle, un intellectuel séduit par le fascisme revenait difficilement de son engouement, alors qu’un intellectuel exalté par le communisme faisait beaucoup plus aisément son autocritique ?

M.G. : C’est une question très difficile. La différence me semble tenir à une raison subtile : le communisme, en se réclamant d’une cause posée rationnellement – l’accomplissement -, fournit du même coup les instruments pour rompre ultérieurement l’envoûtement qu’il suscite. Car il est loisible à tout adepte de constater que cet idéal ne s’accomplit pas dans les différentes tentatives politiques qu’il inspire. Pour le fascisme, c’est tout autre chose : il n’y a pas de différence entre le programme et sa réalisation. Le fasciste, autrement dit, dit ce qu’il fait et fait ce qu’il dit. L’action prime, l’engagement dans le parti est ce qui compte. Aussi les militants ne savent-ils pas bien, en fait, à quoi ils ont adhéré et sont-ils peu capables d’en parler avec distance. L’étrange silence des anciens nazis me semble moins relever de la dissimulation que d’une vraie incapacité à s’expliquer sur ses choix.

Propos recueillis par A.L.
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