« L’affaire Bettencourt réactive le contentieux entre le peuple et les élites »
Pour l’historien et philosophe Marcel Gauchet, on assiste à une remise en question du pouvoir sarkozien.
Historien et philosophe, Marcel Gauchet, 63 ans, est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Rédacteur en chef de la revue Le Débat, qui vient de fêter ses 30 ans, il est l’auteur de plus d’une vingtaine d’essais, centrés sur la démocratie, la religion, l’éducation et le pouvoir. Il s’exprime ici en tant qu' » observateur de la vie politique française, et rien de plus « , et précise qu’il n’a pas pris part, jusqu’à présent, au débat pro ou anti-Sarkozy.
L’affaire Woerth-Bettencourt n’est-elle, selon vous, qu’une affaire parmi d’autres ?
La dimension » affaire » me paraît secondaire par rapport à une remise en question, plus diffuse et plus large, du pouvoir sarkozien. Comme souvent en politique, il s’est produit une cristallisation conjoncturelle à partir d’un accident judiciaire qui, en principe, ne concernait en rien le pouvoir politique.
Par ricochets, on aboutit à une situation qui permet l’expression de reproches et de frustrations qui étaient dans l’air mais ne trouvaient pas de support pour se formuler de manière directe. La dimension » affaire » peut passer, mais l’effet d’image, lui, demeurera.
Quelles sont la durée et l’amplitude de ces effets d’image ?
Ce sont des phénomènes fugaces, dont on ne peut jamais dire à l’avance comment ils vont cheminer. Tout ce que l’on sait, c’est que ces effets se capitalisent. Ils peuvent totalement disparaître, puis arrive une conjoncture du même type, quelquefois des années plus tard, et l’enfoui réapparaît.
Il y a une sorte de dimension subliminale de la mémoire politique dans une société. L’apparence d’amnésie, due au rythme de l’actualité, où un thème chasse l’autre, est trompeuse.
Etant donné le rythme que Nicolas Sarkozy a lui-même imposé à l’actualité, y a-t-il un risque qu’aucune leçon ne soit tirée de cette affaire ?
Le problème ne se pose pas de cette façon. L’oubli fera sans doute vite son oeuvre, en effet. De ce point de vue-là, la stratégie sarkozienne est efficace. Mais là où il y a une faille dans le raisonnement, c’est que de manière souterraine, toutes ces choses s’additionnent, selon des lois qui ne sont pas celles de la logique, et peuvent resurgir de manière incontrôlable.
Tout prend en masse, de la nuit du Fouquet’s aux diverses affaires qui ont émaillé la vie du gouvernement ces derniers mois, comme s’il s’agissait d’une seule et même chose. La manipulation des images est beaucoup plus dangereuse qu’elle n’en a l’air. Ce que nous voyons à l’oeuvre, c’est l’adaptation d’une maxime évangélique : » Qui se sert de l’image périra par l’image. »
Cette affaire marque-t-elle une étape dans le mandat de Nicolas Sarkozy ?
Elle me semble marquer l’arrivée de la facture de la crise. C’est ce qui explique son retentissement. La crise prend complètement à contre-pied le dispositif politique de Sarkozy, à savoir le projet d’une banalisation libérale de la France, pour sortir d’une exception jugée dommageable par les élites.
Cela se résumait dans l’idée chère à Sarkozy de décomplexer le rapport des Français à l’argent, sur le thème » laissez faire les gens bien placés pour gagner beaucoup d’argent, et vous en profiterez tous « . Son tour de force a été de présenter cela comme une forme de justice : si vous vous donnez du mal, vous gagnerez, seuls les paresseux perdront. Il avait trouvé un thème de campagne très efficace, en conciliant libéralisme et justice.
La crise a réduit à néant cette belle construction. Dans un premier temps, Sarkozy s’en est très bien tiré, en affichant son volontarisme. Mais les belles paroles n’ont pas eu de suite. Nous savons que la facture de la rigueur va être lourde et que nous allons tous devoir payer plus d’impôts. Cela repose le problème de la justice fiscale et sociale en de tout autres termes, et cela jette une autre lumière, rétrospectivement, sur les intentions initiales. L’affaire Woerth-Bettencourt restera peut-être sans aucune suite, mais elle révèle quelque chose de profond : elle fait surgir au grand jour la désillusion de l’opinion à l’égard de la promesse sarkozienne.
Cette désillusion est-elle imputable à Nicolas Sarkozy, ou aux élites dans leur ensemble ?
L’épisode réactive un contentieux larvé entre le peuple et les élites. Sarkozy avait donné l’impression d’être conscient du problème et de vouloir modifier les choses. Il ne l’a pas fait, et même, par certains côtés, il a aggravé le malaise, par son style de star égocentrique et autoritaire.
En France, les élites (un mot que je n’aime pas mais il n’y en a pas d’autres) ont une haute opinion d’elles-mêmes et ne se rendent pas compte du fossé qui les sépare de la population. Elles entretiennent à son égard un mépris bienveillant. Elles veulent son bien, mais elles estiment que leurs mérites éminents doivent être récompensés.
Quand M. Joyandet ou M. Estrosi prennent un avion privé à prix d’or pour rentrer à Paris plus vite, ils le font avec une parfaite bonne conscience, pensant que l’importance de leur personne et de leur fonction le justifie.
Et quand certains profitent d’un permis de construire indus ?
Là, nous sommes dans un autre registre. Leur idée implicite est qu’ils appartiennent à une catégorie à part, qui leur donne des droits particuliers. Vous trouvez cela à tous les niveaux, y compris dans la vie politique locale – la boîte noire de la vie publique française -, comme cela va finir par se savoir. Règne l’idée que le fait de se dévouer pour le bien public mérite reconnaissance, c’est-à-dire privilèges.
De ce point de vue, voyez-vous une différence entre droite et gauche ?
L’homogénéité des façons d’être et de penser l’emporte, j’en ai peur, sur les partages politiques, même si la droite et la gauche ne sont pas tout à fait pareilles. Il y a plus de connivence avec les puissances d’argent à droite et plus de système de distribution de postes à gauche. Sarkozy avait promis que ça changerait, cela faisait partie de la rupture, et rien ne s’est passé.
Ces élites sont bien assises. Comment sortir de ce système ?
Le changement ne peut venir que de l’intérieur, que d’une prise de conscience au sein des élites françaises. Malheureusement, je crois qu’il faudra de grosses secousses pour qu’elles y viennent. Il y a parmi elles des gens lucides, qui voient ce qui se passe, mais dès que les positions de pouvoir sont là, les mauvaises habitudes reprennent le dessus. L’inertie historique est très forte ; le système est verrouillé.
Cela ne crée-t-il pas une situation révolutionnaire ?
Pour qu’il y ait révolution, il faut qu’il y ait un programme révolutionnaire. On se met en route au nom d’une espérance, d’une vision de l’avenir, d’un sentiment que d’autres solutions sont à portée de main. Or, nous sommes dans des sociétés dont le climat moral est dépressif, parce qu’elles sont confrontées à des problèmes dont elles n’ont pas la solution. On le voit bien avec la crise économique et la difficulté à trouver des modes de fonctionnement alternatifs. Le climat de la société française n’est pas révolutionnaire, mais il est habité par une révolte sourde et un sentiment de distance radicale à l’égard du personnel dirigeant.
Au-delà de cette affaire Woerth-Bettencourt, avez-vous le sentiment d’une remise en question des principes démocratiques ?
Non, au contraire. Ce n’est pas la démocratie en tant que telle qui est remise en question, c’est la manière dont certains en profitent. Le culte de la chose publique est plus fortement intériorisé en France que partout ailleurs.
Les gens sont donc très choqués quand les individus au pouvoir se comportent en individus privés. La plus grande faille de Nicolas Sarkozy, c’est qu’il n’a pas le sens de l’institution. Le côté privé du personnage prend toujours le dessus. Il n’arrive pas à être un homme d’Etat.
Propos recueillis par Marie-Pierre Subtil