Entretien publié le 13 décembre 2010 dans Télérama n°3178.
Propos recueillis par Gilles Heuré et Olivier Pascal-Moussellard.
Marcel Gauchet : “Je crois très profondément que la possibilité d’Etats totalitaires est révolue”
Si les dictatures existent toujours et que la barbarie politique demeure, les totalitarismes, comme le nazisme ou le bolchevisme, sont morts. En historien iconoclaste, Marcel Gauchet met à nu les ressorts de ces régimes autoritaires particuliers.
Dans le troisième tome de sa monumentale étude L’Avènement de la démocratie (1), Marcel Gauchet analyse les totalitarismes, bolchevique, italien et allemand, qui ont gangrené le XXe siècle. Ce regard scientifique bouscule un peu les genres. Marcel Gauchet, historien, est aussi philosophe politique, traquant les ressorts parfois inconscients qui président aux doctrines et au fonctionnement de ces régimes. Les totalitarismes sont révolus, mais la barbarie politique n’a pas dit son dernier mot. Et les sociétés actuelles feraient bien de savoir d’où elles viennent.
Pourquoi qualifiez-vous les totalitarismes d’« énigmes » ?
Le phénomène totalitaire comporte une part d’opacité irréductible. J’essaie de proposer une analyse rationnelle, faisant abstraction de toutes les démonologies auxquelles on a facilement recours dans ce domaine, mais il est vrai que nous butons sur des énigmes. Un exemple : les procès de Moscou de 1936-1937. On n’avait jamais vu un appareil de pouvoir se retourner contre ses propres serviteurs pour les déclarer traîtres, espions ou saboteurs, et le comportement des victimes de ces purges, comme celui de Zinoviev, reconnaissant sa culpabilité, reste très étrange. Deuxième exemple : le gros des pertes allemandes dans l’armée s’est joué dans les derniers mois de la guerre, au moment où la défaite était inéluctable. Comment expliquer que les soldats allemands, pas tous hitlériens, aient continué de se sacrifier ? La seule explication par l’adhésion enthousiaste au nazisme est trop simpliste.
Selon vous, les totalitarismes cherchent à réaliser certaines des aspirations des démocraties. Quels objectifs poursuivent-ils ?
Je crois, en effet, que l’on ne peut pas comprendre les totalitarismes hors de leur ambition de faire mieux que la démocratie tout en la détruisant. Ils ne veulent la détruire, d’une certaine façon, que pour accomplir des promesses qu’ils estiment ne pas avoir été tenues. La démocratie promettait de réunir le peuple et le pouvoir, de redonner le pouvoir au peuple. Or, dans la crise du libéralisme, à la fin du XIXe siècle, le clivage entre les gouvernants et les gouvernés est patent. Et les lignes de fracture sont nombreuses : discordance des opinions, antagonisme des intérêts, conflit de doctrines et scepticisme général. Les totalitarismes affirment donc qu’ils vont réaliser ce que les démocraties promettent, mais sont incapables de faire : créer un pouvoir qui rétablira l’unité du peuple, qui en sera l’expression et dont le parti sera l’incarnation. Au scepticisme de la démocratie, ils opposent une doctrine supposée rassembler toutes les activités collectives. On voit bien alors que la destruction de la démocratie est portée par l’idée qu’il faut instaurer ce dont elle est incapable.
Qu’est-ce qui distingue fondamentalement les totalitarismes des régimes autoritaires et des dictatures ?
C’est une question effectivement cruciale, car les totalitarismes ne sont pas des despotismes ni de simples tyrannies. Les régimes autoritaires s’appuient sur des autorités de type traditionnel, l’Eglise et l’armée, comme on l’a encore vu il n’y a pas si longtemps en Amérique latine. D’autre part, leur ambition fondamentale est de tenir les masses à l’écart de la politique, comme ce fut le cas au Portugal sous Salazar : moins on faisait de politique, mieux c’était. Dans les régimes totalitaires, en revanche, la légitimation idéologique est complète : tout doit être relié à l’idéologie – ce qui donnait des choses assez pittoresques, comme le « front bolchevique des échecs » ou les « colombophiles communistes »… Cela paraît évidemment absurde, mais, dans le cadre de ces régimes, revêtait du sens. Par ailleurs, la mobilisation des masses était fondamentale. Il y avait une véritable obsession d’incorporer les masses, au travers du parti, dans le système de pouvoir, et de donner celles-ci en spectacle afin de rendre leur adhésion palpable.
“Dans ses transes, Hitler parvenait à
convoquer littéralement certains
esprits de la politique
qui fascinaient ses auditoires.”
Y aurait-il eu un bolchevisme sans Lénine, un fascisme sans Mussolini et un nazisme sans Hitler ?
La réponse est non. La caractéristique de la politique moderne est d’être constituée de masses, c’est-à-dire d’individus isolés mais qui veulent se fondre dans des collectifs. Pour que cette aspiration se concrétise, il faut un détonateur ou un catalyseur qui est le chef totalitaire. Il est clair que ces mouvements ont trouvé, au moment voulu, un dirigeant qui avait la compréhension de ces mécanismes. Ces hommes possédaient un talent politique tout à fait particulier : le discernement des attentes de la masse vis-à-vis du pouvoir politique, dans un certain contexte. Dans ses transes, Hitler parvenait à convoquer littéralement certains esprits de la politique qui fascinaient ses auditoires. De même, Staline a gagné parce qu’il était meilleur en politique que Trotski.
En quoi votre approche se distingue-t-elle des études de Hannah Arendt, de Raymond Aron ?
Une grande partie de la littérature sur le totalitarisme vise à édifier une sorte de typologie de ces régimes. Mais cette typologie a un inconvénient majeur : elle leur confère une image immobiliste. Ce que j’ai mis au centre de mon analyse, c’est le mouvement. Hannah Arendt l’a bien senti mais, à mon sens, il s’agit d’une véritable dynamique dont le but est une radicalisation du principe totalitaire qui fait partie de son essence. Ce sont donc des phénomènes que l’on ne peut comprendre que dans leur trajectoire. C’est celle-ci que j’ai tenté de clarifier, en caractérisant ces régimes et les grandes séquences de leur histoire. La trajectoire bolchevique n’est pas celle du fascisme qui n’est pas celle du nazisme. Mais il y a des traits communs qui permettent de mettre en évidence leur ressort dynamique. J’ai ainsi tenté de donner son sens plein à une notion qui émerge dès les années 1930 : celle de religion séculière.
“Les totalitarismes réinventent la société
religieuse à l’ancienne à partir d’éléments
modernes, ce qui leur donne un
aspect très étrange et diabolique.”
De quoi s’agit-il ?
Ces régimes totalitaires, officiellement, ne se réclament d’aucune doctrine religieuse : le bolchevisme persécute, le fascisme italien, lui, compose. Mais, en même temps, ces régimes sont mus par une inspiration religieuse d’un genre très particulier. Il ne faut pas raisonner sur la religion au sens d’une croyance classique, mais en termes beaucoup plus profonds, à la lumière de ce qu’avait été la religion dans les anciennes sociétés, c’est-à-dire non pas une conviction des acteurs mais une forme d’organisation de la collectivité. C’est celle-ci que les totalitarismes essaient de réinventer et de recycler par des moyens modernes. Ils ne refont pas une société religieuse à l’ancienne : ils la réinventent à partir d’éléments modernes, ce qui donne un aspect très étrange et diabolique à ces régimes.
Lorsque vous évoquez « un appel de l’abîme » qui aurait entraîné les sociétés européennes dans la Première Guerre mondiale, ou le « rêve impérial » qui aurait inspiré le bolchevisme, vous mettez en avant des facteurs subjectifs. D’une certaine façon, vous semblez reprocher aux historiens de ne s’en tenir qu’aux faits.
Je suis partisan d’une réconciliation de l’histoire intellectuelle et de l’histoire générale : intégrer dans un même récit les idéologies, les représentations mobilisatrices et les faits. On ne peut rien comprendre à Lénine ou à Staline si on ne sait pas ce qu’ils pensent. Il faut donc lire leurs écrits, comme ceux de Hitler. Il n’est pas vrai qu’il n’y ait que des divagations sans queue ni tête dans Mein Kampf. Ces textes disent quelque chose qu’il faut déchiffrer et réinsérer dans le cours de l’histoire. Par ailleurs, je m’efforce d’avancer dans l’interprétation jusqu’à un niveau où, par méthode, les historiens s’interdisent d’aller. Par exemple, le rôle du modèle impérial dans les totalitarismes relève d’une analyse philosophique des formes politiques et de leur persistance dans le temps. C’est l’analyse philosophique qui permet de mettre en évidence certaines données profondes. Mais elle n’a de sens que si elle colle aux données historiques.
La période de la Libération, en 1945, qui réhabilite la démocratie sociale et politique, a été celle d’une « alchimie » dont on aurait oublié aujourd’hui la formidable réussite. Amnésie coupable selon vous ?
Cette période est capitale pour la compréhension de ce qui se passe aujourd’hui. Beaucoup de nos incertitudes et flottements actuels tiennent au fait que la politique n’est pas comprise. Elle est le plus souvent réduite à sa dimension économique. Le raisonnement est que l’on avait alors trouvé la martingale keynésienne – favoriser la consommation pour faire régner la prospérité, cette prospérité ayant permis la redistribution. Mais maintenant qu’il n’y a plus de croissance, la redistribution n’est plus possible. Nos responsables n’osent pas trop le dire, mais ils le pensent très fort. En fait, la prospérité est arrivée par surcroît, dans le cadre de réformes de structure beaucoup plus ambitieuses. L’alternative démocratique aux régimes totalitaires ne fut pas simplement une révolution technocratique consistant à apporter des solutions techniques, mais une véritable révolution philosophique. Il s’est alors agi de trouver un troisième terme entre le vieux libéralisme, dont personne ne voulait plus parce qu’il avait produit des résultats désastreux, et les totalitarismes. Si l’expression de « troisième voie » a eu du sens, c’est bien à cette période-là. Les démocraties occidentales ont réussi à répondre à la fois aux interpellations totalitaires et à la crise des régimes libéraux en préservant les libertés fondamentales. C’est cet effort-là dont nous devons retrouver le sens, si nous voulons bien conduire les réformes nouvelles aujourd’hui nécessaires. Il est vrai que l’Etat-providence a erré et que le contexte a changé. Mais la réforme doit s’appuyer sur une conscience claire des principes pour changer les formes techniques. Il faut renouer avec cette inspiration d’origine.
“Qu’y a-t-il au bout de la poursuite
par chacun de son libre intérêt ?
Dans un contexte de crise grave,
cela pourrait engendrer des
formes politiques explosives.”
Crise sociale, économique, discrédit du personnel politique : la désocialisation peut engendrer de dangereux retours d’idéologies antidémocratiques. Le cas Berlusconi n’en est-il pas un exemple, et n’est-ce pas aussi le symptôme d’un pays qui n’aurait pas suffisamment pensé son passé ?
Je crois très profondément que la possibilité qu’il existe des Etats totalitaires est révolue. Les ingrédients ne sont plus là, et c’est rassurant. Mais nous sommes, en effet, exposés à de nouvelles formes de désagrégation sociale et de barbarie politique. De ce point de vue, le XXIe siècle ne s’annonce pas particulièrement enthousiasmant. Qu’y a-t-il au bout de la poursuite par chacun de son libre intérêt ? Dans un contexte de crise grave, cela pourrait engendrer des formes politiques explosives. Toutes les sociétés européennes traversent une espèce de crise d’identité historique, sauf peut-être l’Allemagne, qui a dû se reconstruire complètement et qui a une plus grande sérénité sur les valeurs collectives. Mais la France, la Grande-Bretagne ou l’Italie ressentent de grandes incertitudes sur leur collectif.
Le cas de l’Italie est particulier : les forces politiques qui ont inventé l’Italie démocratique après 1945 sur les ruines du fascisme, c’est-à-dire la Démocratie chrétienne et le Parti communiste, se sont effondrées d’une manière inintelligible et ont ouvert un vide politique effrayant. Plus de choix politique, plus d’histoire : l’époque mussolinienne apparaît alors comme « pas si inavouable », puisque ceux qui la déclaraient inavouable sont eux-mêmes devenus inavouables. Mais ceux qui se réclament de Mussolini ne savent pas ce qu’était le fascisme. Il y a une amnésie incroyable. La seule chose qu’ils comprennent, c’est qu’à partir du moment où ceux qui le critiquaient sont disqualifiés, il apparaît sous une forme positive. Nous, en France, nous avons la chance – et quoi qu’on pense de la façon dont le président Sarkozy l’instrumentalise – d’avoir la mémoire du général de Gaulle. Et je préfère la référence à de Gaulle que celle à Charles Maurras.
Un aspect de votre oeuvre concerne la religion. Le déclin du christianisme vous paraît-il inéluctable ?
Rien n’est inéluctable dans l’histoire, et on ne compte plus les morts ressuscités qu’on a enterrés un peu prématurément. Ce qui a disparu dans les dernières décennies, c’est ce qu’il restait du christianisme politique, c’est-à-dire l’ambition du pouvoir religieux d’exercer un rôle d’englobement normatif de la collectivité. A disparu aussi le christianisme sociologique, à l’orée des années 1960 : le christianisme paroissial qui se vouait à l’encadrement des communautés et du cycle de vie. Mais il reste la vitalité de la foi chrétienne. La nouveauté, c’est qu’elle est minoritaire, alors qu’avant elle était le cadre. Cela produit une situation intellectuelle totalement nouvelle : toutes les conditions dans lesquelles s’est défini historiquement le christianisme, sur un plan théologique ou pastoral, ont changé. Mais la place est ouverte pour une réinvention de la foi chrétienne dans sa manière de s’énoncer, dans les horizons qu’elle donne à ses pratiques, dans le rôle qu’elle entend jouer dans la cité. A beaucoup d’égards, tous les éléments sont réunis dans nos sociétés pour une réactivation du religieux, dans de nouveaux rôles très éloignés de ceux du passé.
Mais quel sens revêt votre dialogue avec la religion ?
Le christianisme est quand même la matrice culturelle du monde dans lequel nous sommes, et si l’on n’a pas cette mémoire, je ne vois pas bien ce que l’on peut y comprendre. Par ailleurs, le débat entre laïcs et religieux est derrière nous, sauf pour quelques acharnés. La vraie ligne de clivage, aujourd’hui, passe, au-delà des familles politiques, entre ceux pour lesquels la réflexion sur l’aventure humaine est plus que jamais nécessaire, et ceux qui la considèrent dépassée, pour lesquels la prospérité, l’hédonisme ou une certaine liberté apportent des réponses à tout. Tout laïc que je puisse être, je me sens beaucoup plus proche de l’esprit religieux que de beaucoup de laïcs qui me semblent à la dérive dans une sorte d’inhumanisme spontané, cette pente de nos sociétés à l’incuriosité, l’inculture et à la déculturation. Beaucoup appellent « spirituel » le fait de continuer à creuser le mystère humain. C’est un mot dans lequel je me reconnais tout à fait.