Certes, la démocratie triomphe, mais c’est surtout faute d’adversaire et les régimes occidentaux n’apportent pas de vraie réponse aux problèmes actuels. Telle est l’analyse de Marcel Gauchet, à l’occasion de la publication du troisième tome de son essai sur « l’Avènement de la démocratie ».
Pourquoi un nouveau livre sur le totalitarisme ?
Parce que la nature de ces régimes reste une énigme historique majeure. Avec le recul, nous tendons à ne plus voir que leur caractère criminel, voire diabolique. Mais la grande question est de savoir au nom de quoi ces régimes terroristes ont pu faire accepter ces politiques impitoyables. C’est cela qu’il s’agit de mettre au jour, la nature de la pulsion extraordinaire qui a amené les masses à soutenir ces régimes. Car, sans intelligence de ce qui s’est passé, nous peinons à comprendre les transformations qui ont conduit à la démocratie telle que nous la connaissons actuellement en Europe.
La crise actuelle n’est pas sans similitudes avec celle des années 1930, qui a donné naissance au fascisme et au nazisme. Pourrait-elle déboucher sur une nouvelle montée des extrêmes ?
Il y a une grande différence : personne ne pense que nous avons, à portée de la main, un autre système que le capitalisme. La préoccupation des gouvernants, et celle de l’ensemble des sociétés, est de faire fonctionner ce système. Dans les années 1930, le diagnostic général était : il faut tout changer. Aujourd’hui, même les plus radicaux dans la critique du capitalisme n’ont pas vraiment d’alternative crédible à proposer. L’espace politique est devenu réformiste.
Pourtant, dans certains pays comme la Hongrie, on assiste à une réelle percée de l’extrême droite…
Même dans le cas hongrois, où l’on constate la survivance d’un passé peu sympathique, il n’existe plus d’offre idéologique de type révolutionnaire totalitaire. L’idée de révolution est devenue incompréhensible, notamment pour les jeunes. Le nazisme ne se réduisait pas à un nationalisme xénophobe, il proposait un projet politique complet. Les quelques révolutionnaires subsistants me paraissent passablement « déconstruits ». Si Lénine rencontrait Besancenot, il ne le considérerait sans doute pas comme son héritier. Nous sommes sortis de la conjoncture totalitaire, pour entrer dans une phase de montée de l’individualisme et d’un nouveau libéralisme, le moteur de la mondialisation.
Comment les démocraties composent-elles avec cette situation ?
Pour l’instant, très mal. Au-delà de remèdes immédiats à la crise, nul ne dispose d’un réel projet. Voilà pourquoi nos sociétés sont formidablement inquiètes. Prenez la question des retraites, c’est celle de l’avenir. Les Français sont bien conscients de la nécessité d’une réforme. Ils attendent une réponse rassurante. Or, la réforme proposée, techniquement incomplète, est conçue uniquement pour offrir à Nicolas Sarkozy une image de réformateur dans la perspective de 2012. Le problème est de même nature avec l’Union européenne, dont les institutions sont déconsidérées. Elles font perdre leur crédibilité à des gouvernements suspectés de faire passer, via l’Europe, des projets que le peuple refuse. Quant à la mondialisation, l’incapacité à gérer l’articulation entre le monde émergent et l’ancien monde développé est au cœur de cette crise. À l’évidence, le discours sur la mondialisation heureuse ne tient plus. On a raconté une fable : tout va bien, puisque les pays émergents – la Chine – produisent pour nous les biens sans valeur ajoutée, alors que nous nous concentrons sur le haut de gamme. C’est évidemment faux. Nous sommes perdants, telle est la perception commune, qui nourrit l’inquiétude.
Le « consensus de Pékin », autrement dit le modèle proposé par la Chine, fait des adeptes. Les « modèles » politiques des pays émergents peuvent-ils influer sur les démocraties européennes ?
Je vois bien les yeux de Chimène de certains milieux économiques pour la Chine. Si Nicolas Sarkozy avait le Parti communiste chinois à sa disposition, le problème des retraites aurait été réglé depuis longtemps : on les aurait supprimées ! Une certaine oligarchie libérale rêve d’une convergence entre le système communisto-capitaliste chinois et nos démocraties occidentales. C’est une fiction. Le régime chinois repose d’une part sur le nationalisme alimenté par l’esprit de revanche et, d’autre part, la tradition confucéenne, sans équivalent en Europe.
Votre étude de l’avènement de la démocratie s’achève provisoirement en 1974, à la fin des Trente Glorieuses, marquées par le succès d’un modèle libéral-social. La suite est moins réjouissante…
Les gouvernements affrontent aujourd’hui des problèmes entièrement différents, qu’ils ne maîtrisent pas. Nous traversons une crise grave. Économique, bien sûr. Mais, en arrière-plan, c’est une crise politique des démocraties occidentales, une crise de civilisation. La démocratie triomphe, faute d’adversaire, mais son pouvoir de séduction se fonde sur l’absence d’investissement politique de la part des peuples. Parallèlement, ceux-ci entretiennent un rapport de défiance et d’hostilité à l’égard du système. C’est une traduction logique de cette extériorité. La conséquence ? Un abaissement de la qualité du personnel politique, car nombreux sont ceux qui se détournent aujourd’hui de cette activité.
Propos recueillis par Ivan Best et Robert Jules
(Source: La Tribune, 12 novembre 2010)